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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

y eût mis conseil, ordonnance et attrempance si elle pût ; car elle véoit et entendoit tous les jours que les Gantois se fortifioient des Anglois, lesquels leur promettoient grand confort ; et si véoit son neveu et sa nièce de Bourgogne qui devoient être par droit ses héritiers et qui étoient des plus grands du monde, tant que des plus beaux héritages tenans et attendans, en grand touillement par le fait de ceux de Gand. Outre encore véoit-elle le duc Aubert bail de Hainaut et la duchesse sa femme avoir de beaux enfans, dont il en y avoit jusques à deux fils et une fille tous à marier ; et entendoit que le duc de Lancastre rendoit et mettoit grand’peine à ce que Philippe sa fille, qu’il ot de la bonne duchesse Blanche sa première femme, fût mariée à l’ains-né fils du duc Aubert, qui par droit devoit être héritier de la comté de Hainaut, de Hollande et de Zélande. Si doutoit la dite dame, si ces alliances de Hainaut et d’Angleterre se faisoient, que les François n’en eussent indignation, et que le bon pays de Hainaut couvertement et ouvertement des passans de France allans en Flandre ne fût grevé ; avecques tout ce que le duc Aubert, pour la cause des Hollandois et des Zélandois et ceux qui marchissoient[1] sur la mer, confortoient en plusieurs manières les Gantois, dont le duc de Bourgogne et son conseil étoient informés, si n’en amoient mieux le duc Aubert, quoique à toutes ces choses il n’eût nulle coulpe ; car, si comme les Hollandois et les Zélandois disoient, la guerre de Flandre ne les regardoit en rien, ni ils ne pouvoient ni devoient défendre à courir marchandise.

La bonne dame dessus dite, considérant toutes ces choses, et les périls qui en pouvoient naître et venir, s’avisa que elle mettroit ces deux ducs ensemble, le duc de Bourgogne et le duc Aubert, et elle seroit moyenne de tous les traités ; et aussi elle prieroit au duc de Bourgogne pour ceux de Gand venir à merci. Adonc la bonne dame sur son avis et imagination ne se voult mie endormir, mais mit clercs en œuvre et messagers ; et fit tant par ses traités envers le duc de Bourgogne et le duc Aubert, que un parlement fut assigné à être en la ville de Cambray. Et l’accordèrent les deux ducs et leurs consaulx ; et ne savoient encore nuls, des deux ducs, fors la bonne dame, sur quel état et propos le parlement se tenroit.

À ce parlement, pourtant, que ils avoient scellé à être en la cité de Cambray au mois de janvier, si comme vers l’apparition des Trois Rois, vinrent le duc de Bourgogne et le duc Aubert et leurs consaulx ; et là vint et fut la duchesse de Brabant qui ouvrit tous les traités ; et remontra premièrement au duc de Bourgogne, comment il étoit en ce monde un grand sire et avoit de beaux enfans ; si étoit bien heure que l’un ou les deux fussent assignés et mis en lieu dont ils vaulsissent mieux ; et pour le présent elle ne pouvoit voir lieu ni assigner où ils fussent mieux que ès enfans de Hainaut, pour reconfirmer tous les pays ensemble et pour donner grand’cremeur à ses ennemis. « Car, beau nieps, dit-elle au duc de Bourgogne, je sais de vérité que le duc de Lancastre, qui est fort et puissant en Angleterre, procure fort que sa fille fût assignée à mon nepveu Guillaume de Hainaut ; et je aurois plus cher un profit pour vous et pour vos enfans que pour les Anglois. » — « Ma belle ante, répondit le duc de Bourgogne, grand merci ; et je vous croirai, et lairai convenir de ma fille Marguerite au damoisel de Hainaut. »

Adonc la bonne dame alla de l’un à l’autre, et commença à parlementer de ce mariage. Le duc Aubert, auquel ces paroles étoient assez nouvelles, en répondit moult courtoisement ; et dit que il n’avoit point là de son conseil tel que il vouloit avoir. « Et quel conseil, dit la duchesse, vous faut-il avoir pour bien faire, et mettre et tenir en paix votre pays ? » — « Ma femme, répondit le duc, car sans elle je n’en ferois rien ; autant a-t-elle en mes enfans comme j’en ai. Et aussi, belle ante, il appartient que les nobles de mon pays y soient et en soient informés. »

La duchesse répondit que Dieu y eût part. Et s’avisa que bellement elle les feroit départir de là ensemble, et leur prieroit que dedans le carême elle les pût remettre en celle propre cité ensemble, et leurs femmes, madame de Bourgogne et madame de Hainault et leurs consaulx ; et fit la dame tout ce si secrètement que planté de gens ne pouvoient savoir pourquoi le parlement avoit là été. Sur cel état les deux ducs se départirent de Cambray, et s’en alla le duc de Bourgogne en la cité d’Arras où madame sa femme étoit : le duc Aubert s’en retourna en

  1. Habitaient les pays limitrophes.