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LIVRE II.

ordonnèrent-ils par quelle manière. Si firent venir de la Rochelle nefs armées et toutes appareillées contre mont la Carente, et mirent dedans grand’foison d’arbalêtriers et de Gennevois, et envoyèrent ces gens escarmoucher à ceux du pont. Là ot dur assaut ; car les Anglois et les Gascons avoient malement le pont fortifié ; si se défendoient aigrement et vaillamment ; et aussi il étoit assailli de grand’volonté par terre et par la rivière. Et là fut fait chevalier à cet assaut l’aîné fils au comte de Harecourt, Jean, et bouta bannière hors ; et le fit chevalier son oncle le duc de Bourbon. Cil assaut au pont de Taillebourch fut moult beau et moult fort et bien continué, et y ot fait maintes appertises d’armes ; et traioient ces Gennevois et arbalêtriers qui étoient en ces nefs à ceux du pont si roide et si dru et si ouniement que à peine osoit nul apparoir ni soi montrer aux défenses. Que vous ferois-je long compte ? Par bel assaut le pont de la rivière sur le passage de Taillebourch fut conquis, et tous ceux occis ou noyés qui dedans furent trouvés ; oncques nul n’en échappa. Ainsi orent les François le pont de Taillebourch. Si en fut plus beau leur siége ; car il siéd à trois lieues de Saint-Jehan l’Angelier, et à deux lieues de Xaintes au meilleur pays du monde.

De la prise du pont de Taillebourch furent ceux du chastel, Durandon et les autres, tous ébahis et courroucés, et bien y avoit cause, car ils avoient perdu le passage de la rivière. Non-pour-quant ils ne se vouloient pas rendre ; car ils se sentoient en forte place et si attendoient confort de ceux de Bordeaux ; car on disoit adonc en cette saison sur les frontières de Bordelois, et si assuroient les Gascons et les Anglois des forteresses, que le duc de Lancastre ou le comte de Bouquinghen atout deux mille hommes d’armes et quatre mille archers venroient à Bordeaux pour combattre les François et pour lever tous les siéges. En ce avoient-ils grand’espérance ; mais les choses se taillèrent autrement, si comme je vous dirai ; car voirement, avant que l’armée de l’amiral de France se appareillât pour aller en Escosse, étoit-il ordonné en Angleterre que le duc de Lancastre et messire Jean de Hollande, frère du roi, et messire Thomas de Percy, messire Thomas Trivet, le sire de Fit-Watier, messire Guillaume de Windesore, messire Yon Fit-Varin et autres barons et chevaliers, atout mille lances et trois mille archers, venroient prendre terre à Bordeaux, et là se tiendroient tout un été ; et rafreschiroient Mortaigne, Bouteville et tous les fors qui se tenoient pour eux en Gascogne et en Languedoc, et combattroient les François si ils les trouvoient au pays ; et quand ils se seroient là tenus une saison, ils s’en iroient en Castille par Bayonne et par Navarre ; car ils étoient en traités devers le roi de Navarre.

Tout ainsi l’avoient en leur imagination et propos jeté les Anglois ; mais tout tourna au néant. Et quand ils sçurent de vérité que l’amiral de France atout mille lances, chevaliers et écuyers gens d’élite, venroient en Escosse, leur propos et consaulx se transmuèrent, et ne osèrent bouter ni mettre hors de leur pays nulles gens d’armes ni archers, ni eux affoiblir ; car ils doutoient grandement le fait des Escots et des François ensemble.

Encore couroit une voix en Angleterre que, en celle saison, ils seroient assaillis des François par trois parts ; l’une par Bretagne, et que le duc de Bretagne étoit bon François ; et l’autre par Normandie, et que le connétable de France faisoit ses pourvéances à Harrefleu et à Dieppe et tout sur la marine jusques à Saint-Valery et au Crotoi ; et la tierce par Escosse.

Ces doutes ne laissèrent oncques en cet an partir ni vider chevalier ni écuyer d’Angleterre ; mais entendirent à pourvoir et à garnir leurs hâvres et leurs ports de bons chefs à l’entour d’Angleterre ; et fut pour celle saison le comte Richard d’Arondel amiral de la mer en Angleterre ; et tenoit sur la mer entre cent et six vingt gros vaisseaux tous armés, pourvus de gens d’armes et d’archers ; et avoient baleniers qui couroient sur les bondes des îles normandes pour savoir des nouvelles.

Nous nous souffrirons un petit à parler du duc de Bourbon et du siége de Taillebourch, où il fut plus de neuf semaines, et recorderons comment l’amiral de France et l’armée de mer françoise prindrent terre en Escosse ; et quel semblant de belle recueillette on leur fit au pays.