Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/339

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1385]
333
LIVRE II.

titre de raison, a mort mon fils et mon héritier. Si te requiers que tu me fasses droit et justice, ou autrement tu n’auras pire ennemi de moi ; et vueil bien que tu saches que la mort de mon fils me touche de si près que, si je ne cuidois rompre et briser le voyage auquel nous sommes, et recevoir, par le trouble que je mettrois en notre ost plus de dommage et de paroles que d’honneur, il seroit amendé et contrevengé si hautement que à cent ans à venir on en parleroit en Angleterre. Mais à présent je m’en souffrirai tant que nous serons sur ce voyage d’Escosse, car je ne veuil pas réjouir nos ennemis de mon annoy. » — « Comte de Staffort, répondit le roi, soyez tout certain que je tiendrai justice et raison si avant que les barons de mon royaume ne oseroient ou voudroient juger ; ni jà pour frère que j’aie je ne m’en feindrai. » Adonc répondirent ceux du lignage au comte de Staffort : « Sire, vous avez bien parlé ; et grand merci. »

Ainsi furent les proesmes de messire Richard de Staffort rapaisés ; et se parfit le voyage allant en Escosse, si comme je vous recorderai ; ni oncques sur tout le chemin, le comte de Staffort ne montra semblant de la mort de son fils ; dont tous les barons le tinrent à moult sage[1].


CHAPITRE CCXXXVI.


Comment l’amiral de France et les Escots se déconseillèrent de combattre les Anglois. Comment ils entrèrent en Galles et ardirent le pays ; et les Anglois par semblable en Escosse.


Or s’avancèrent ces osts du roi d’Angleterre où bien avoit sept mille hommes d’armes et soixante mille archers. Ni rien n’étoit demeuré derrière ; car on disoit parmi Angleterre que messire Jean de Vienne les combattroit. Et voirement en étoit-il en grand’volonté, et le disoit aux barons d’Escosse par telles manières : « Seigneurs, faites votre commandement le plus grand que vous pourrez ; car si les Anglois viennent si avant que jusques en Escosse, je les combattrai. » Et les Escots répondirent de premier : « Dieu y ait part. » Mais depuis orent-ils autre avis.

Tant exploitèrent les osts du roi d’Angleterre que ils passèrent Durem et le Neuf-Chastel[2] et la rivière du Thin et toute la Northonbrelande ; et vint le roi en la cité de Bervich, de laquelle messire Mathieu Rademen étoit capitaine, qui reçut le roi liement, car la cité étoit à lui. Guères ne séjourna le roi à Bervich quand il passa outre, et tout l’ost ; et passèrent la rivière de Tuide qui vient de Rosebourch et d’amont des montagnes de Northonbrelande[3] ; et s’en vint l’avant-garde loger en l’abbaye de Mauros. Oncques en devant, par toutes les guerres d’Escosse et d’Angleterre, celle abbaye n’avoit eu nul dommage ; mais elle fut adonc toute arse et exillée ; et étoit l’intention des Anglois que, ainçois que ils rentrassent en Angleterre, ils détruiroient toute Escosse, pour la cause de ce qu’ils s’étoient fortifiés en celle saison des François.

Quand l’amiral de France sçut les nouvelles que le roi d’Angleterre et les Anglois avoient passé la rivière du Thin et celle aussi de la Tuide, et qu’ils étoient à la Morlane et entrés en Escosse, si dit aux barons d’Escosse : « Seigneurs, pourquoi séjournons-nous ici ? Que ne nous mettons-nous en lieu pour voir et aviser nos ennemis et eux combattre ? On nous avoit informés, ainçois que nous vinssions en ce pays, que si vous aviez mille lances ou environ de bonnes gens de France, vous seriez forts assez pour combattre les Anglois : je me fais fort que vous en avez bien mille et plus, et cinq cens arbalêtriers ; et vous dis que les chevaliers et écuyers qui sont en ma compagnie sont droites gens d’armes et fleur de chevalerie, et point ne fuiront, mais attendront l’aventure telle que Dieu la nous voudra envoyer. »

À ces paroles répondirent les barons d’Escosse, qui bien connoissance avoient des Anglois et de leur puissance, et qui nulle volonté n’avoient de combattre : « Par ma foi ! monseigneur, nous créons bien que vous et les vôtres sont toutes gens de fait et de vaillance ; mais nous entendons que toute Angleterre est vuidée pour venir en ce pays ; ni oncques ne se trouvèrent les Anglois tant de gens ensemble comme ils sont ores ; et nous vous mettrons bien en tel lieu que

  1. Le comte de Stafford fit, l’année suivante, un pèlerinage à Jérusalem, probablement à l’occasion de la perte son fils, et mourut l’année d’après, à son retour à Rhodes.
  2. Newcastle est situé sur la Tyne, entre Berwick et Durham, que Froissart devait placer en dernier lieu.
  3. La Tweed ne sort pas des montagnes du Northumberland, mais du comté de Peebles, autrement appelé Tweedsdale (vallée de la Tweed).