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LIVRE II.

cent mille hommes et bien autant de chevaux ; si leur convenoit grands pourvéances ; car nulles n’en trouvoient en Escosse ; mais d’Angleterre leur en venoient grand’foison par mer et par terre. Si se départirent le roi et les seigneurs de Haindebourch, et chevauchèrent vers Donfremelin, une ville assez bonne, où il y a une belle et assez grosse abbaye de noirs moines ; et là sont ensepvelis par usage les rois d’Escosse. Le roi d’Angleterre se logea en l’abbaye, car ses gens prirent la ville, ni rien ne leur dura. À leur département elle fut toute arse, abbaye et ville, et puis cheminèrent outre vers Estrumelin ; et passèrent au dessus d’Estrumelin la rivière de Tay[1] qui cuert à Saint-Jean-Ston.

Au chastel d’Estrumelin ot grand assaut ; mais ils n’y conquirent rien, ainçois ot de leurs gens morts et blessés assez. Si s’en partirent et ardirent la ville et toute la terre au seigneur de Versy, et cheminèrent outre.

L’intention du duc de Lancastre et de ses frères et de plusieurs barons et chevaliers d’Angleterre étoit telle qu’ils passeroient tout parmi Escosse et poursuivroient les François et les Escots ; car bien étoient informés par leurs coureurs que ils avoient pris le chemin de Galles pour aller vers la cité de Carlion, et les mèneroient si avant que ils les enclorroient entre Escosse et Angleterre, et par ainsi les auroient-ils à leur avantage, ni jamais ne retourneroient que ils ne fussent morts ou pris, mais que leurs pourvéances fussent venues. À ce conseil se tenoient-ils entre eux et l’avoient arrêté. Si couroient leurs gens à leur volonté parmi Escosse, ni nul ne leur alloit au devant ; car le pays étoit tout vuis de gens d’armes qui étoient avecques l’amiral de France. Et ardirent les Anglois la ville de Saint-Jean-Ston en Escosse, où la rivière du Tay cuert, et y a un bon port pour aller partout le monde ; et puis la ville de Dondie ; et n’épargnoient abbayes ni moûtiers : tout mettoient les Anglois en feu et en flambe ; et coururent jusques à Abredane les coureurs et l’avant-garde, laquelle cité siéd sur mer et est à l’entrée de la sauvage Escosse ; mais nul mal n’y firent. Si en furent ceux du lieu assez effréés ; et cuidèrent bien avoir l’assaut et que le roi d’Angleterre y dût venir.

Tout en telle manière que les Anglois se demenoient en Escosse se demenoient les François et les Escots en Angleterre en la marche de Northonbrelande et de Galles ; et ardirent et exillièrent un grand pays au département de Northonbrelande en entrant en Galles, que on dit Wesmelant[2]. Et passèrent parmi la terre du baron Graiscop et du baron de Clifford ; et ardirent en cette marche-là en cheminant plusieurs gros villages où nul homme de guerre n’avoit oncques mais été, car le pays étoit tout vuis de gens d’armes ; car tous étoient en la chevauchée du roi, si ne leur alloit nul au devant. Et firent tant qu’ils vinrent devant la cité de Carlion en Galles, laquelle étoit bien fermée de portes, de murs, de tours et de bons fossés ; car jadis le roi Artus[3] y séjournoit plus volontiers que ailleurs, pour les beaux bois qui y sont environ, et pour ce que les grands merveilles d’armes y avenoient.

En la cité de Carlion étoient en garnison messire Louis Clifford frère au seigneur, messire Guillaume de Neufville, messire Thomas Mousegrave et son fils, David Houlegrave, messire d’Angousse et plusieurs autres qui étoient des marches et frontières de Galles, car la cité de Carlion en est la clef. Et bien leur besogna qu’il y eût gens d’armes pour la garder ; car quand l’amiral de France et ses gens furent venus devant, il la fit assaillir par grand’ordonnance, et y ot assaut dur et fier ; et aussi ils étoient gens dedans de grand’défense ; et là furent faites devant Carlion plusieurs grands appertises d’armes.


CHAPITRE CCXXXVII.


Comment le roi Richard d’Angleterre fut conseillé de retourner en Angleterre ; et comment il parla fièrement à son oncle le duc de Lancastre.


Bien supposoient les oncles du roi d’Angleterre et les seigneurs, que l’amiral de France et les Escots tenoient ce chemin que ils avoient pris, et que en la marche de Galles et du Nortbonbrelande ils feroient du pis qu’ils pourroient. Si disoient entre eux les Anglois : « Nous ne pouvons faire meilleur exploit, mais que nos pourvéances soient toutes venues, que de aller

  1. Le Tay coule en effet à Perth, mais à une assez grande distance de Slirling, et dans une autre direction.
  2. Westmoreland.
  3. Voyez ce que j’ai dit sur cette erreur de Froissart, p. 24, note 2, du Ier vol. de cette édition.