Aller au contenu

Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/345

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1385]
339
LIVRE II.

qu’ils arrivassent ils étoient si povres que ils ne se savoient de quoi monter. Et se montoient les aucuns, espécialement les Bourguignons, les Champenois, les Barrois et les Lorrains, des chevaux des ahaniers[1] qu’ils trouvoient sur les champs. Ainsi se porta la rèse d’Escosse.

Quand l’amiral de France fut arrière retourné en France, devers le jeune roi Charles et le duc de Bourgogne, on lui fit bonne chère, ce fut raison ; et lui demanda-t-on des nouvelles d’Escosse et de la condition et de la nature du roi et des barons. Il en recorda, et dit bien que Escots se retraient par nature aucques sur la condition des Anglois[2] ; car ils sont envieux sur les étrangers ; et que à grand’peine il les avoit émus à faire chevauchée. Et leur dit que, si Dieu lui aidât, il auroit plus cher à être comte de Savoie, ou d’Artois, ou de un tel pays, que roi d’Escosse ; et que toute la puissance d’Escosse il la vit en un jour ensemble, si comme les Escots le disoient ; mais de chevaliers et d’écuyers ils ne se trouvèrent oncques cinq cents lances ; et environ trente mille hommes pouvoient-ils être d’autres gens, si mal armés que contre les archers d’Angleterre ou contre gens d’armes n’auroient-ils nulle durée. Adonc fut à l’amiral demandé s’il avoit vu les Anglois et leur puissance. Il répondit : « Oil ; car quand, dit-il, je vis la manière des Escots qu’ils refusoient et fuyoient les Anglois, je leur priai qu’ils me missent en lieu où je les pusse aviser ; aussi firent-ils. Je fus mis sur un détroit par où ils passèrent tous ; et pouvoient bien être soixante mille archers et gros varlets, et six mille hommes d’armes ; et disoient les Escots que c’étoit toute la puissance d’Angleterre, et que nul n’étoit demeuré derrière. » Adonc pensèrent un petit les seigneurs de France, et puis dirent : « C’est grand’chose de soixante mille archers et de six ou sept mille hommes d’armes. » — « Tant peuvent-ils bien être ou plus, dit le connétable de France[3] ; mais je les aurois plus cher à combattre, pour eux légèrement ruer jus, en leur pays, que je ne ferois la moitié moins de çà. Et ce me disoit toujours mon maître, le duc Henry de Lancastre, qui me nourrit de ma jeunesse. » — « Par ma foi, connétable, dit messire Jean de Vienne, si vous eussiez été atout une bonne charge de gens d’armes et de Gennevois, si comme je le supposons et que conseillé fut, quand je empris le voyage, nous les eussions combattus en-mi le royaume d’Escosse ou affamés de leurs pourvéances ; car il fut telle fois que ils en avoient grand’faute ; et nous n’étions pas gens pour les tollir ni enclorre. » Ainsi se dévisoient le connétable et l’amiral ensemble, et mettoient le duc de Bourgogne en grand’volonté de faire un voyage grand et étoffé en Angleterre,

Nous nous souffrirons un petit à parler de eux, et retournerons aux besognes de Flandre.


CHAPITRE CCXXXIX.


Comment aucuns prudbommes de la ville de Gand s’entremirent d’acquérir merci et paix à leur seigneur naturel et de finir la guerre.


Bien est vérité que le duc de Bourgogne avoit grand’imagination de faire à la saison qui retourneroit, que on compteroit l’an mil trois cent quatre vingt six, un voyage grand et étoffé, de gens d’armes et de Gennevois ; et y émouvoit le duc ce qu’il pouvoit le roi de France, qui pour ce temps étoit jeune et de grand’volonté, et ne désiroit autre chose fors qu’il pût aller voir le royaume d’Angleterre et ses ennemis. D’autre part aussi le connétable de France, qui étoit un chevalier de haute emprise et bien cru au royaume de France, et qui de sa jeunesse avoit été nourri au royaume d’Angleterre, le conseilloit tout entièrement ; et aussi faisoient messire Guy de la Trémoille et l’amiral de France.

Pour ce temps le duc de Berry étoit en Poitou et sur les marches de Limousin : si ne savoit rien de ces consaulx ni de ces emprises. Le duc de Bourgogne qui étoit en France un grand chef et le plus grand après le roi, et qui tiroit à faire ce voyage de mer, avoit plusieurs imaginations ; car bien savoit que tant que la guerre se tint en Flandre et que les Gantois lui fussent contraires, le voyage de mer ne se pourroit faire ; si étoit assez plus doux et plus enclin aux prières et aux traités de ceux de Gand. Car quoiqu’ils eussent alliances au roi d’Angleterre, et là avecques eux messire Jean le Boursier, un chevalier que le roi Richard leur avoit envoyé pour eux conseiller et gouverner, si désiroient-ils à venir à bonne paix ; car ils étoient si menés de la guerre que les plus riches et les plus no-

  1. Homme de peine, du mot ahan, fatigue.
  2. C’est-à-dire que le caractère des Écossais ressemble beaucoup à celui des Anglais.
  3. Olivier de Cliçon.