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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

tables de la ville n’étoient pas maîtres ni seigneurs du leur, mais méchans gens et soudoyers par lesquels il convenoit que ils fussent menés et gouvernés. Et bien savoient les sages que, en fin de temps, ils ne pourroient tant durer que ils ne fussent en trop grand péril d’être tous perdus. Encore s’émerveilloient les aucuns, quand ils étoient tous ensemble et ils en parloient, comment en unité ils se pouvoient si longuement être tenus : mais les aucuns savoient bien, quand ils en parloient ensemble, que l’unité qui y étoit leur venoit plus par force et cremeur que par amour ; car les mauvais et les rebelles avoient si surmonté les paisibles et les bons que nuls n’osoient parler â l’encontre de ce que Piètre du Bois voulsist mettre et porter sus. Et bien savoit celui Piètre du Bois que si ceux de Gand venoient à paix que il en mourroit ; si vouloit persévérer en sa mauvaiseté, et de paix ni de traité il ne vouloit, fors de guerre et de monteplier toujours mal. On n’osoit parler devant lui, ni en derrière lui où on le sçût ; car sitôt qu’il savoit quiconque en parloit, comme prud’homme ni sage homme qu’il fût, il étoit tantôt mort sans merci.

Celle guerre que ceux de Gand avoient maintenue contre leur seigneur le comte Louis de Flandre et le duc de Bourgogne avoit duré près de sept ans ; et tant de maléfices en étoient venus et descendus que ce seroit merveilles à recorder. Proprement les Turcs, les Payens et les Sarrasins s’en doutoient ; car marchandises par mer en étoient toutes refroidies et toutes perdues. Toutes les bandes de la mer, dès soleil levant jusques à soleil esconsant et tout le septentrion s’en sentoient ; car voir est que de dix et sept royaumes chrétiens les avoirs et les marchandises viennent et arrivent à l’Escluse en Flandre, et tous ont la délivrance ou au Dam ou à Bruges. Or regardez donc à considérer raison, quand les lointains s’en doutoient, si les pays prochains ne le devoient pas bien sentir. Et si n’y pouvoit nul trouver moyens de paix. Et crois, quand la paix y fut premièrement avisée, que ce fut par la grâce de Dieu et inspiration divine ; et que Dieu ouvrit ses oreilles à aucunes prières de bonnes gens et eut pitié de son peuple ; car moult de menu peuple gissoient et étoient en grand’povreté en Flandre ès bonnes villes et au plat pays par le fait de la guerre. Et comment la paix de ceux de Gand envers leur seigneur le duc de Bourgogne vint, je vous le recorderai de point en point, si comme, au commencement des haines par quoi les guerres s’émurent, je vous ai dit et causé toutes les avenues de Jean Bar, de Jean Piet, de Gisebrest Mahieu et de Jean Lyon et de leurs complices ; et je vous prie que vous y veuilliez entendre.

En la ville de Gand, pour les jours que je vous parle, messire Jean le Boursier régnant pour le roi d’Angleterre et Piètre du Bois qui lui aidoit à soutenir son fait et l’opinion des mauvais, avoit aucuns sages et prud’hommes auxquels ces dissentions et haines déplaisoient trop grandement ; et leur touchoient moult de près au cœur ; et si ne s’en osoient découvrir fors l’un à l’autre quoiement et secrètement, car si Piètre du Bois l’eût sçu, que nul fît semblant de paix avoir ni vouloir, il fût mort sans merci, comme lui et Philippe d’Artevelle firent occire sire Simon Bette et sire Gisebrest Gruthe ; et encore depuis, pour ceux de Gand tenir en cremeur, en avoient-ils maints fait mourir.

En celle saison, après ce que le roi de France ot bouté hors François Acreman de la ville du Damme, et tout ars et détruit les Quatre-Métiers, et qu’il fut retourné en France, si comme ci-dessus est dit, ceux de Gand se commencèrent à douter. Et supposoient bien les notables de la ville que, à l’été, le roi de France à puissance retourneroit devant la ville de Gand. Piètre du Bois ni ceux de sa secte n’en faisoient nul compte, et disoient que volontiers ils verroient le roi de France et les François devant leur ville ; car ils avoient si grandes alliances au roi d’Angleterre que ils en seroient bien confortés. En ce temps que je dis, avoit en la ville de Gand deux vaillans hommes sages et prud’hommes, de bonne vie et de bonne conversation, de nation et de lignage moyen, ni des plus grands ni des plus petits, auxquels par espécial déplaisoit trop grandement le différend que ils véoient et la guerre que en la ville ils sentoient envers leur naturel seigneur le duc de Bourgogne ; et ne l’osoient remontrer, pour les exemples dessus dits. L’un étoit des plus grands navieurs qui fût entre les autres, quoique les naviages en la ville de Gand, la guerre durant, ne valoient rien ; et s’appeloit sire Roger Eurewin : et l’autre étoit boucher, le plus grand de la boucherie et qui le plus y avoit