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LIVRE II.

traîtres ! Et quand nous serons venus au marché des denrées, ceux qui sont de notre accord se trayent avecques nous ; et là occirons-nous tous les rebelles et les traitours envers le roi d’Angleterre à qui nous sommes. » — « Je le veuil, dit le sire de Boursier, et vous avez bien visé, et ainsi sera-t-il fait. »

Or regardez si Dieu fut bien pour les deux prud’hommes dessus dits, sire Roger et sire Jacques ; car de toute celle ordonnance et de tout ce que ils devoient faire ils furent informés. Quand ils le sçurent, si ne furent-ils pas ébahis, ni point ne leur convenoit être, mais fermes et forts et tous conseillés. Le soir ils allèrent et envoyèrent devers les doyens et leurs amis, disant : « Nous devions aller au marché des vendredis à huit heures, mais il nous faut là être à sept. » Et tout ce firent-ils pour rompre le fait de Piètre du Bois. Tous s’y accordèrent, ceux qui signifiés en furent, et le firent en après savoir l’un à l’autre.

Quand ce vint le jeudi au matin, messire Jean Boursier et sa route s’en vinrent en l’hôtel que on dit la Valle, et pouvoient être parmi les archers, environ soixante ; et là vint Piètre du Bois, qui étoit espoir lui quarantième : tous s’armèrent et mirent en bonne ordonnance ; Roger Eurewin et Jacques d’Ardembourch s’assemblèrent sur un certain lieu où ils devoient être ; et là vint la greigneur partie des doyens de Gand. Adonc prindrent-ils les bannières du comte et se mirent à voie parmi la ville en criant : « Flandre au Lion ! le seigneur au pays ! paix à la ville de Gand ! quittes et pardonnés tous maléfices, et Gand tenue en toutes ses franchises. » Ceux qui oyoient ce cri et qui véoient les doyens de leurs métiers et les bannières du comte se boutoient en leur route et les suivoient le plutôt qu’il pouvoient. Si s’en vinrent, sur le point de sept heures au marché des vendredis, et là s’arrêtèrent, et mirent les bannières du comte devant eux ; et toujours leur venoient gens qui s’ordonnoient avecques eux.

Nouvelles vinrent à messire Jean le Boursier et à Piètre du Bois, qui étoient en la Valle et là faisoient leur assemblée, comment Roger Eurewin et Jacques d’Ardembourch avoient fait leur assemblée et pris le marché des vendredis. Adonc se départirent-ils et se mirent au chemin, les bannières du roi d’Angleterre en leurs mains ; et ainsi comme ils venoient ils crioient et disoient : « Flandre au Lion et le roi d’Angleterre notre seigneur au pays ! et morts tous les traitours qui lui sont ou seront rebelles ni contraires ! « Ainsi s’en vinrent-ils jusques au marché des vendredis et là s’arrêtèrent-ils et se rangèrent devant les autres ; et mistrent les bannières du roi d’Angleterre devant eux, et attendoient gens ; mais trop peu de ceux qui venoient se boutoient en leur route, ainçois se traioient devers les bannières du comte ; et tant que Roger Eurewin et Jacques d’Ardembourch en orent de cent les quatre vingt, et plus encore ; et fut tout le marché couvert de gens d’armes ; et tous se tenoient quoys en regardant l’un l’autre.

Quand Piètre du Bois vit que tous les doyens des métiers de Gand et toutes leurs gens se traioient devers Roger Eurewin et Jacques d’Ardembourch, si fut tout ébahi et se douta grandement de sa vie ; car bien véoit que ceux qui le souloient servir et incliner le fuioient : si se bouta tout quoyement hors de la presse, sans dire : « Je m’en vois. » Et se dissimula ; et ne prit point congé à messire Jean le Boursier ni aux Anglois qui là étoient, et s’en alla mucier pour doute de la mort.

Quand sire Roger Eurewin et Jacques d’Ardembourch virent le convenant et que presque tout le peuple de Gand étoit trait dessous leurs bannières, si en furent tous réjouis et reconfortés, et à bonne cause ; car ils connurent bien que les choses étoient en bon état et que le peuple de Gand vouloit venir à paix envers leur seigneur. Adonc se départirent-ils tous deux de là où ils étoient, une grande route de gens en leur compagnie ; et portoient les bannières de Flandre devant eux ; et la grosse route demeuroit derrière. Et s’en vinrent devers messire Jean le Boursier et les Anglois qui ne furent pas trop assurs de leurs vies quand ils les virent venir. Roger Eurewin s’arrêta devant messire Jean le Boursier et lui demanda : « Quelle chose avez-vous fait de Piètre du Bois, ni quelle est votre entente ? Nous êtes-vous amis ou ennemis ? Nous le voulons savoir. » Le chevalier répondit qu’il cuidoit Piètre du Bois de-lez lui, quand il vit qu’il étoit parti. « Je ne sais, dit-il, que Piètre est devenu ; je le cuidois encore en ma compagnie ; mais je veuil demeurer au roi d’Angleterre, mon droiturier et naturel seigneur à qui je suis,