Aller au contenu

Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/377

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1382]
371
LIVRE III.

auroit autre chose, lui retourné à Lussebonne, il fit appareiller sa navie, et prit congé au roi de Portingal et entra en mer avec ses gens et ne voult pas laisser Jean son fils en Portingal de-lez le roi ni la damoiselle qui devoit être sa femme[1], car l’enfès étoit encore jeune assez ; et s’en retourna le comte en Angleterre avec ses gens, ni nul ne demeura derrière ; ainsi se porta pour la saison l’armée de Portingal.

CHAPITRE III.

Comment le frère bâtard du roi de Portingal fut élu à roi après la mort son frère contre la volonté des nobles.


Or avint que, quand le comte de Cantebruge fût retourné en Angleterre sur l’état que vous avez ouï, et quand il ot remontré à son frère le duc de Lancastre l’ordonnance de ce roi Ferrant de Portingal et de ses gens, si fut grandement pensif, car il véoit que les besognes et le conquèt de Castille leur éloignoient ; et si avoit son neveu le roi Richard d’Angleterre conseil de-lez lui qui ne lui étoit pas trop propice, et par espécial c’étoit le comte d’Asquesuffort qui étoit tout le cœur du roi. Cil comte mettoit tout le trouble que il pouvoit entre le roi et ses oncles, et lui diaoit : « Sire, si vous voulez faire la main de vos deux oncles, monseigneur de Lancastre et monseigneur de Cantebruge, ils coûteront bien tout l’argent d’Angleterre en la guerre d’Espaigne, et si n’y conquerront jà rien. Il vaut trop mieux que vous vous tenez de-lez ce qui est vôtre, vos gens et votre argent, que ils soient épars en pays où vous ne pouvez avoir nul profit ; et que vous gardez et défendez votre héritage, lequel on vous guerroye à tous lez par France et par Escosse, que vous employez votre temps ailleurs. »

Le jeune roi s’inclinoit fort aux paroles de ce comte, car il l’aimoit de tout son cœur, pour tant que ils avoient été nourris ensemble. Le comte d’Asquesuffort avoit de son alliance aucuns chevaliers d’Angleterre, car pas il ne faisoit ses besognes sans tels que messire Simon Burlé, messire Robert Tracilien, messire Nicole Brambre, messire Jean de Beauchamp, messire Jean de Salsberi et messire Michel de la Poule. Encore y étoient nommés messire Thomas Trivet et messire Guillaume Helmen, dont depuis par ces parties et différends qui étoient entre le roi et ses oncles et les nobles et communautés du pays, plusieurs maux advinrent en Angleterre, si comme je vous recorderai avant en l’histoire.

Ne demeura guères de temps depuis que le comte de Cantebruge fut issu hors du royaume de Portingal, que le roi Ferrant chéy en langueur et en maladie, qui lui dura plus d’un an, et mourut[2]. Et n’avoit plus d’enfant que la roine d’Espaigne. Adonc fut informé le roi Dam Jean de Castille que le royaume de Portingal lui étoit échu[3] et que il en étoit droit hoir par la succession du roi mort[4]. Si en ot plusieurs conseils, et disoit quand on en parloit : « Portingalois sont dures gents ; point ne les aurai si ce n’est par conquête, »

Quand les Portingalois virent qu’ils étoient sans seigneur, si eurent conseil ensemble que ils envoieroient devers un frère bâtard que le roi Ferrand avoit[5], vaillant homme, sage et hardi merveilleusement qui s’appeloit Jean ; mais il étoit religieux sans ordenes, maître hospitalier de tout le royaume de Portingal. Et disoient que ils avoient trop plus cher que ils fussent au gouvernement de ce vaillant homme, bâtard, maître de Vis, que du roi de Castille, et que tant qu’à Dieu il n’étoit mie bâtard, puisque il avoit courage et bonne volonté de bien faire.

Quand cil maître de Vis entendit la commune volonté des quatre cités principales de Portingal,

  1. Tous ces événemens ont été racontés par Froissart dans le livre précèdent.
  2. Le roi Ferdinand de Portugal mourut le 22 octobre 1421 de l’ère portugaise, ou 1383 de l’ère suivie en France. D. Léonore, sa veuve, fut sur-le-champ proclamée régente jusqu’à l’arrivée du nouveau roi.
  3. Pedro Lopez de Ayala rapporte, sous l’année 1382 (Chronica del rey Don Juan el primero, p. 162), que par le traité de mariage entre D. Juan, roi de Castille, et l’infante Béatrice, fille de D. Ferdinand, roi de Portugal, il était stipulé que si le roi Ferdinand n’avait pas d’enfant mâle, son gendre, D. Juan, roi de Castille, deviendrait en même temps roi de Portugal ; que s’il n’avait qu’un garçon ou une fille, cet enfant serait à la fois souverain de Castille et de Portugal ; mais qu’au cas où le roi D. Juan aurait un second enfant, garçon ou fille, ce dernier enfant obtiendrait la couronne de Portugal, qui serait ainsi séparée de la couronne d’Espagne.
  4. D. Juan apprit à Séville la mort du roi Ferdinand, et se fit complimenter à Tolède, en qualité de roi de Portugal.
  5. D. Juan, maître d’Avis, était fils de D. Pèdre et de sa maîtresse D. Thérèse Louremço.