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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et que ils avoient en la cité de Lussebonne et en ces quatre bonnes villes grand’affection à lui pour couronner à roi, si en fut grandement réjoui, et escripsit secrètement devers ses amis, et vint à Lussebonne qui est la clef et principale ville du royaume de Portingal. Les gens de la ville le recueillirent à grand joie, et lui demandèrent si ils le couronnoient à roi, et lui couronné si il leur seroit bon et loyal comme un prince doit être et tiendroit le pays en ses franchises. Il répondit, ouil, et que oncques ils n’eurent si bon roi.

Adonc escripsirent ceux de Lussebonne à ceux de Conninbres, au Port de Portingal et à ceux d’Oure, ce sont les clefs du dit royaume ; que pour le meilleur et le commun profit, ils vouloient couronner à roi ce maître de Vis qui étoit sage et vaillant et de bon gouvernement et avoit été frère du roi Ferrant ; et que le pays et royaume de Portingal ne pouvoit longuement demeurer sans chef, tant pour les Espaignols, que pour les mécréans de Grenade et de Bougie auxquels ils marchissoient.

Ces quatre bonnes villes et le terroir de Portingal, exceptés aucuns hauts barons et chevaliers, s’inclinoient à lui et à celle élection, mais les seigneurs disoient que il n’appartenoit pas à bâtard, si il n’étoit trop bien dispensé, à être roi couronné. Les bonnes villes disoient et répondoient, que si faisoit, et que il étoit de nécessité, puisque ils n’avoient point d’autre seigneur et que il étoit vaillant homme de sens et d’armes ; et faisoient exemple par le roi Dam Henry qui avoit été roi couronné de toute Castille, par l’élection du pays et pour le commun profit, et encore outre, le roi Dam Piètre vivant.

L’élection, voulsissent ou non les nobles du royaume de Portingal, demeura à ce maître de Vis ; et fut couronné solemnellement, en l’église cathédrale de Conninbres, roi par l’accord et puissance de toute la communauté du pays[1]. Et il jura à tenir et garder justice et son peuple en droit ; il reconnut toutes les franchises anciennement faites que le peuple avoit à bonnes, et demeurer avec et da-lez eux[2] ; dont ils eurent grand’joie.

CHAPITRE IV.

Comment le roi de Castille avecques les Espaignols assiégèrent Lussebonne où le roi de Portingal étoit, et du secours qu’il manda en Angleterre.


Quand les nouvelles furent venues en Castille devers le roi Dam Jean, si en fut grandement courroucé pour deux raisons ; l’une étoit que sa femme est hoir, et l’autre pour ce que le peuple de Portingal l’avoit de fait couronné et sans juste élection. Si dit que la chose ne demeureroit pas ainsi ; et prit titre de guerre, de demander à ceux de Lussebonne la somme de deux cent mille florins, que le roi Ferrand lui avoit promis quand il prit sa fille à femme. Si envoya le comte de Morine, le confie Ribedé, et l’évêque de Burgues et grand’gent en ambassaderie en Portingal devers ceux de Lussebonne.

Quand les gens du roi d’Espaigne furent venus à Saint-Yrain, la derraine ville de Castille au-lez devers Lussebonne, ils envoyèrent un héraut devers le roi et ceux de Lussebonne, pour avoir un sauf conduit que sûrement ils pussent aller et retourner et faire leur message. Ce leur fut légèrement accordé. Et vinrent à Lussebonne, et firent mettre le conseil de la ville ensemble, et remontrèrent ce pourquoi ils étoient venus, et en fin de leur remontrance ils dirent ainsi : « Entre vous, Lussebonnois, entendez

  1. D. Joaò, maître d’Avis, avait d’abord été nommé, en 1383, régent et défenseur du royaume. Quelques Portugais songeaient à porter sur le trône l’infant D. Joaò, fils de Pèdre et d’Inès de Castro, que le roi de Castille venait de déclarer prisonnier ; mais Jean Das Regras, disciple de Barthole et un des premiers jurisconsultes qu’ait eus le Portugal, ayant prouvé qu’il s’était réuni plusieurs fois aux ennemis de sa patrie, était entré à main armée dans le royaume et avait ainsi perdu sa qualité de citoyen portugais, le choix des Portugais se porta sur le bâtard de D. Pèdre et de Thérèse Louremço, D. Joaò, maître d’Avis. Il fut proclamé roi le 6 avril 1385, par les Cortès de Coïmbre. Son acte d’élection se trouve en entier dans les preuves de l’histoire générale de la maison de Portugal, et en abrégé dans l’appendice de la chronique de D. Pèdre Lopez de Ayala.
  2. Les députés de la nation portugaise assemblés en Cortès à Coïmbre, pour s’entendre sur le choix d’un souverain, proclamèrent roi le grand maître d’Avis, qui prêta entre leurs mains le serment de ne faire ni la paix ni la guerre sans le consentement de la nation. Ce droit des Cortès portugaises à se choisir un roi a été mis en usage d’abord dans la nomination d’Alphonse Henriquez, en 1143, par les Cortès de Lamégo, dans la déposition de Sanche II, pour placer son frère Alphonse III sur le trône, en 1246, dans la nomination du grand maître d’Avis, dont il est question ici, en 1385, dans celle de Jean IV de Bragance, en 1640, et enfin dans la déposition d’Alphonse VI, en 1669, par les Cortès de Lisbonne, qui nommèrent à sa place son frère Pierre II.