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LIVRE III.

justement. Vous ne vous devez pas émerveiller si le roi notre sire se courrouce sur vous, et si à présent il veut être payé de la somme qu’il vous demande et en quoi vous êtes obligés, quand vous avez la noble couronne de Portingal donnée à un clerc, homme religieux et bâtard. Ce ne fait pas à souffrir ni à soutenir, car par élection droiturière il n’y a nul plus prochain hors de lui ; et encore avez vous allé hors du conseil des nobles de votre royaume : pourquoi il vous mande, que vous vous êtes grandement forfaits ; et si hâtivement vous n’y pourvéez, il vous mande que il vous fera guerre. » À ces paroles répondit Dam Ferrant Galopes de Villebois[1], un bourgeois notable et authentique en Lussebonne et dit : « Seigneurs vous nous reprochez grandement notre élection, mais la vôtre est bien aussi reprochable, car vous couronnâtes en Espaigne à roi, un bâtard fils de juive[2], et ce scet-on bien partout clairement. Et tant que à l’élection droiturière, votre roi au royaume de Portingal n’a nul droit ; mais y ont droit les filles du roi Dam Piètre qui sont en Angleterre mariées[3], Constance et Ysabel et leurs enfans, et le duc de Lancastre et le comte de Cantebruge leurs maris pour elles. Si vous en pouvez partir quand vous voudrez, et dire à celui et à ceux qui ci vous envoient, que notre élection est bonne et nous demeurera, ni autre roi nous n’aurons tant comme il vivra ; et de la somme des deniers que vous demandez, nous disons que nous n’y sommes en rien tenus ni obligés, mais prenez ceux qui s’y obligèrent et qui en eurent le profit. » À ces réponses faire ne fut point présent le roi Jean de Portingal, quoiqu’il sçût bien quelle chose ses gens devoient dire.

Quand les commissaires de par le roi de Castille entendirent et aperçurent que ils n’auroient autre réponse des Portingalois, si prirent congé, ainsi comme il appartenoit, et se partirent, et retournèrent à Séville, où ils avoient laissé le roi et son conseil, à qui et auxquels ils recordèrent toutes les réponses comme vous les avez ouïes.

Or eurent conseil le roi d’Espaigne et ses gens, quelle chose il appartenoit à faire de celle besogne. Conseillé fut que le roi de Portingal et tous ses aidans fussent défiés, et que le roi d’Espaigne avoit bonne querelle de mouvoir guerre par plusieurs raisons. Lors fit le roi Jean de Castille défier le roi de Portingal et tous ses aidans ; et fit le roi de Castille grand mandement. Et dit que il viendroit mettre le siége devant la cité de Lussebonne, et ne se partiroit tant qu’il l’auroit, car ils avoient répondu orgueilleusement ; si leur feroit cher comparer, si il les pouvoit mettre à merci. Adonc s’en vint le roi de Castille à toute sa puissance, à Saint-Yrain, où son mandement étoit.

En ce temps fut chassé et mis hors de sa cour un chevalier de Castille qui s’appeloit messire Navaret[4], et si le roi l’eût tenu en son courroux il lui eût fait trancher la tête. Le chevalier fut informé de celle affaire, car il ot bons amis en voie ; si vida le royaume de Castille et vint à Lussebonne devers le roi de Portingal, qui ot de sa venue grand’joie et le retint des siens, et le fit capitaine de ses chevaliers ; et porta depuis grand dommage aux Espaignols.

Le roi de Castille avecques toute sa puissance se départit de Saint-Yrain et s’en vint mettre le siége devant la cité de Lussebonne[5], et là dedans encloy le roi et ceux de la ville ; et dura le siége plus d’un an[6]. Et étoit connétable de tout son ost le comte de Longueville, et maréchal de l’ost messire Regnault Limosin. Cil messire Regnault étoit un chevalier de Limousin, que au temps passé messire Bertran de Claiquin avoit mené en Espaigne ès premières guerres ; lequel s’y étoit si bien fait et si bien éprouvé, que le roi Henry l’avoit marié et donné bel héritage et bon, et belle dame et riche à femme, dont il avoit deux fils, Regnault et Henry ; et moult étoit alosé au royaume de Castille par ses prouesses.

Avec le roi de Castille et de son pays étoient là à siége, messire Daghemes Mendut[7], messire Digho Per Serment[8], Dam Piètre Ro Serment[9],

  1. Vilhaboing.
  2. Henri de Transtamare.
  3. Aux ducs de Lancastre et de Cambridge, oncles de Richard II.
  4. Le manuscrit 8325 l’appelle Nouges Vanaros.
  5. Le roi de Castille mit le siége devant Lisbonne vers la mi-juillet 1384.
  6. Ce siége ne dura pas un an, puisque le roi et la reine de Castille étaient de retour le 19 novembre 1384 à Santa-Maria-de-Guadalupe. Un acte de concession fait à Pedro Rodriguez de Fonseca est daté de ce lieu et de ce jour.
  7. Diego Mendoza.
  8. Diego Perez Sarmiento.
  9. D. Pero Ruiz Sarmiento.