Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/381

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1385]
375
LIVRE III.

bien supposoient les Espaignols que le roi de Portingal avoit mandé ou manderoit grand secours en Angleterre pour lever le siége ; si ne vouloient pas être si surpris que leur puissance ne fût grande assez pour résister aux Anglois et Portingalois. Si comme le roi fut conseillé et informé, il le fit ; et envoya lettres et messages en France à plusieurs chevaliers et écuyers qui désiroient les armes, et par espécial au pays de Béarn, en la comté de Foix ; car là avoit grand’foison de bons chevaliers et écuyers qui désiroient les armes, et qui ne se savoient où employer. Car pour ce temps, quoique le comte de Foix, leur seigneur, les eût tous nourris en armes, si avoit-il bonnes trèves entre le comte d’Ermignac et lui. Cils mandemens de ces deux rois d’Espaigne et de Portingal ne furent pas sitôt faits ni approchés ; et pour ce ne se cessoient pas les armes à faire ailleurs, en Auvergne, en Toulousain, en Rouergue et en la terre de Bigorre.

Si mettrons en souffrance un petit les besognes de Portingal, et parlerons d’autres.

CHAPITRE V.

Comment le princeps et la princepse vinrent voir le comte d’Ermignac et du don que la princepse demanda au comte de Foix.


Entre la comté de Foix et le pays de Béarn, gît la comté de Bigorre, laquelle est tenue du roi de France, et marchist au pays Toulousain d’une part, et au comté de Cominges et de Béarn d’autre part. En la comté de Bigorre gît le fort château de Lourdes[1], qui toujours s’est tenu Anglois, depuis que le pays de Bigorre fut rendu au roi d’Angleterre et au prince pour la rédemption du roi Jean de France, par le traité de la paix qui fut traité à Brétigny devant Chartres, et confermé depuis à Calais, si comme il est contenu ci-dessus en notre histoire.

Quand le prince de Galles fut issu hors d’Angleterre, et que le roi son père lui ot donné à tenir en fief et en héritage de lui toute la terre et la duché d’Aquitaine[2], où il y a deux archevêchés et vingt-deux évêchés, et il fut venu à Bordeaux sur Gironde, et il ot pris la possession de toutes les terres, et il ot séjourné environ un an au pays, il et la princesse sa femme furent priés du comte Jean d’Ermignac que il voulsissent venir en la comté de Bigorre, en la belle et bonne cité de Tharbes, pour voir et visiter celui pays que encores oncques mais n’avoient vu. Et tendoit le dit comte d’Ermignac à ce que, si le prince et la princesse étoient en Bigorre, le comte de Foix les viendroit voir et visiter, auquel il devoit, pour cause de sa rançon, deux cent et cinquante mille francs. Si leur feroit prier pour lui que le dit comte de Foix voulsist quitter la dite somme, ou en partie, ou faire grâce. Tant fit le comte d’Ermignac que le prince et la princesse, à leur état, qui pour ce temps étoit grand et étoffé, vinrent en Bigorre et se logèrent en la cité de Tharbes.

Tharbes est une belle ville et grande, étant en plain pays et en beaux vignobles ; et y a ville, cité et chastel, et tout fermé de portes, de murs et de tours, et séparés l’un de l’autre ; car là vient d’amont d’entre les montagnes de Béarn et de Casteloigne, la belle rivière de Lisse[3], qui queurt tout parmi Tharbes, et qui le sépare ; et est la rivière aussi claire comme fontaine. À cinq lieues de là siéd la ville de Morlens, laquelle est au comte de Foix ; et à l’entrée du pays de Béarn et dessous la montagne, à six lieues de Tharbes, la ville de Pau qui est aussi au dit comte.

Pour ce temps que le prince et la princesse étoient venus à Tharbes, étoit le comte de Foix en la ville de Pau, car il y faisoit faire et édifier un très beau chastel tenant à la ville, au dessus sur la rivière de Gave[4]. Sitôt comme il sçut la venue du prince et de la princesse qui étoient à Tharbes, il s’ordonna et les vint voir en grand état, à plus de six cens chevaux ; et avoit soixante chevaliers en sa compagnie, et grand’quantité d’écuyers et de gentilshommes. De la venue du comte de Foix furent le prince et la princesse grandement réjouis ; et lui firent très bonne chère, et bien le valoit ; et l’honoroit la princesse très liement et grandement. Et là étoient le comte d’Ermignac et le sire de la Breth ; et fut le prince prié que il voulsist prier

  1. Près de Bagnères, à l’ouest.
  2. Édouard donna, en 1362, le duché d’Aquitaine à son fils le prince Noir, et celui-ci partit, en 1363, avec la duchesse, pour prendre possession de son gouvernement.
  3. Tarbes est situé sur l’Adour.
  4. Gave, en patois du pays, signifie rivière, et la rivière qui passe à Pau s’appelle ainsi le Gave de Pau.