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LIVRE II.

si bien qu’il étoit grandement alosé et moult aimé du roi de France et de tous les seigneurs.

Or parlerons de sa fin dont je parle envis, fors tant que pour savoir au temps avenir que il devint.

Yvain de Galles avoit un usage, lui étant au siége devant Montaigne, que volontiers au matin quand il étoit levé, mais que il fit bel, il s’en venoit devant le châtel seoir sus une tronche qui là avoit été du temps passé amenée pour ouvrer au châtel ; et là se faisoit pigner et galonner le chef une longue espace, en regardant le châtel et le pays d’environ ; et n’étoit en nulle doute de nul côté. Et par usage nul n’alloit là avecques lui si soigneusement que ce Jacques Lambe. Et moult souvent lui avenoit que il se parvestoit et appareilloit là de tous points. Et quand on vouloit parler à lui ou besogner, on le venoit là querre. Avint que le derrain jour que il y vint, ce fut assez matin, et faisoit bel et clair, et avoit fait toute la nuit si chaud que il n’avoit pu dormir. Tout déboutonné, en une simple cote et sa chemise, affublé d’un mantel, il s’en vint là et se assit. Toutes gens en son logis dormoient, ni on n’y faisoit point de gait, car ils tenoient ainsi comme pour conquis le châtel de Mortaigne. Quand Yvain fut assis sur cette tronche de bois que nous appelons souche en François, il dit à Jacques Lambe : « Allez-moi quérir mon pigne, je me veuille ci un petit rafraîchir. » — « Monseigneur, dit-il, volontiers. » En allant quérir ce pigne et en l’emportant, le diable alla entrer au corps de ce Jacques ; avec ce pigne il apporta une petite courte darde espaignole à un large fer pour accomplir sa mauvaiseté. Si très tôt que il fut venu devant son maître, sans rien dire il l’entoise et avise et lui lance cette darde au corps, qu’il avoit tout nu, et lui passa outre, et tant qu’il chut tout mort. Quand il eut ce fait, il lui laisse la darde au corps et se part, et se trait tout le pas à la couverte devers le châtel, et fit tant que il vint à la barrière. Si fut mis ens et recueilli des gardes, car il s’en fit connoissable, et fut amené devant le souldich de l’Estrade. « Sire, dit-il au souldich, je vous ai de l’un des plus grands ennemis que vous eussiez délivré. » — « De qui ? « dit le souldich. « De Yvain de Galles, » répondit Jacques. « Et comment ? » dit le souldich. « Par telle voie, » répondit Jacques. Adonc lui récita de point en point toute l’histoire ainsi que vous avez ouï. Quand le souldich l’eut entendu, si crola la tête et le regarda fellement et dit : « Tu l’as murdry ! et saches certainement, tout considéré, que si je ne véois notre très grand profit en ce fait, je te ferois trancher la tête et jeter corps et tête dedans les fossés ; mais puisqu’il est fait, il ne se peut défaire, mais c’est dommage du gentilhomme, quand il est ainsi mort ; et plus y aurons de blâme que de louange. »

Ainsi alla de la fin Yvain de Galles, et fut occis par grand’mésavenue et trahison, dont ceux de l’ost furent durement courroucés quand ils le sçurent, et aussi toutes manières de bonnes gens, et par espécial le roi Charles de France ; et moult le plaignit, mais amender ne le put. Si fut Yvain de Galles ensepveli en l’église de Saint-Leger où on avoit fait une bastide, à demi lieue près du chàtel de Mortaigne ; et là furent tous les gentilshommes de l’ost à son obsèque qui lui fut faite moult révéramment. Pour ce ne se défit mie le siége de devant Mortagne ; car il y avoit de bons chevaliers et écuyers bretons, poitevins et françois, qui jamais ne s’en fussent partis, si puissance n’y mettoit remède ; et furent en plus grand’volonté que devant de conquérir le fort, pour eux contrevenger de la mort Yvain de Galles leur bon capitaine. Et se tinrent là, en ce parti que ils étoient ordonnés, sans faire nuls assauts ; car bien savoient qu’ils les avoient si astreint de vivres que de nul côté ne leur pouvoient venir, ni autres pourvéances ; dont ils demeuroient en grand danger. Nous nous souffrirons à parler quant à présent du siége de Mortaigne et retournerons au siége de Saint-Malo, et premièrement nous parlerons du siége d’Évreux et comment ceux qui assiégé l’avoient persévérèrent.


CHAPITRE XXXI.


Comment la ville d’Évreux fut rendue a l’obéissance du roi de France ; des deux osts assemblées devant Saint-Malo qui se départirent du siége sans bataille.


Le siége étant devant Évreux, ceux qui assiégé l’avoient, c’étoient le sire de Coucy et le sire de la Rivière qui souverains en étoient[1],

  1. Si l’on en croit d’Oronville, dans la vie du duc de Bourbon, les généraux qui présidèrent à cette expédition étaient le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon, le connétable et l’amiral. Et le duc de Bourgogne quitta