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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

oïoient souvent nouvelles du roi de France ; car il se tenoit à Rouen au plus près de ses gens qu’il pouvoit par raison. Et étoit son intention que ils se délivrassent de prendre Évreux ou de l’avoir par composition au plutôt que ils pouvissent ; car il sentoit les Anglois efforcément en Bretagne : si vouloit que toute manière de gens d’armes se traissent celle part pour lever le siége de Saint-Malo et pour combattre les Anglois. Ces deux seigneurs à l’ordonnance du roi s’en acquittèrent loyaument et vaillamment ; car tous les jours il y avoit assaut ou escarmouche, et avecques ce grands moyens de traités que ces seigneurs envoyèrent aux bourgeois de la ville, en eux remontrant que ils se faisoient trop guerroyer sans raison, et exiller leurs biens, et abattre au plat pays leurs maisons ; car ils avoient leur droit seigneur avec eux, messire Charles de Navarre auquel, par la succession de madame sa mère[1], toute la comté d’Évreux lui étoit dévolue et échue, et ne tinssent mie l’erreur et l’opinion d’un fol Navarrois qui là étoit, Ferrandon, pour eux tous perdre ; car bien sçussent, avecques le bon droit qu’ils avoient en la querelle du challenge de celui pour qui ils faisoient la guerre, que jamais de là ne partiroient, si en auroient leur volonté ; et si de force ils étoient conquis, ils seroient tous morts sans mercy, et au mieux venir la ville repeuplée de nouvelles gens. Ces offres, ces paroles et ces menaces étoient remontrées à ceux d’Évreux ; et pour ce ne demeuroit mie que ils ne fussent tous les jours assaillis. Ceux d’Évreux se commencèrent à douter ; car confort ne leur apparoît de nul côté, et si véoient dedans les requêtes des dessus dits seigneurs plusieurs moyens raisonnables, pourtant que le roi de France ne challengeoit la terre pour lui, fors pour son neveu Charles de Navarre : si entrèrent en traité devers le seigneur de Coucy.

Quand Ferrandon sentit ce, si se tint dedans le châtel sans partir et ne voulut être à nul des traités. Finablement ils se rendirent, sauves leurs corps et tout le leur aux champs et à la ville, et reçurent Charles de Navarre à seigneur et puis assiégèrent Ferrandon dedans le châtel. Quand il se vit assiégé, il commença à traiter devers ces seigneurs de France que, si on le vouloit laisser partir et les siens avec lui et tout le leur sauvement et conduire jusqu’à Chierbourch, il rendroit le châtel. On lui répondit oïl. Assez tôt après ceux du châtel chargèrent tout le leur et se partirent d’Évreux au conduit du seigneur de Coucy qui les fit mener à Chierbourch[2] ; et ainsi fut tout Évreux François.

Après ces conquêtes le sire de Coucy, le sire de la Rivière, messire Jean le Mercier et tous les capitaines de l’ost se trairent vers Rouen là où le roi de France se tenoit, pour savoir quelle chose ils feroient ; car bien avoient entendu que le siége des Anglois étoit devant Saint-Malo en Bretagne. Si les reçut le roi de France liement, et conjouit espécialement de bon cœur le sire de Coucy et le sire de la Rivière de ce qu’ils avoient si bien exploité. Si demeurèrent ces gens d’armes en Normandie ; et ne furent nuls des capitaines renvoyés, mais retenus et toujours payés de leurs gages[3].

    l’armée à Évreux, tandis que le duc de Bourbon, le connétable et l’amiral allèrent assiéger Gauray.

  1. Erreur de Froissart déjà plusieurs fois relevée. Évreux ainsi qu’Avranches, etc., n’étaient point de la succession de Jeanne de France femme de Charles II, roi de Navarre.
  2. D’Oronville, dans la vie du duc de Bourbon, raconte les choses bien différemment : il dit, comme on l’a déjà observé, que Ferrando, commandant pour le roi de Navarre dans Évreux, n’osa pas attendre les généraux français, et qu’il s’enfuit à Gauray où étaient les trésors du roi de Navarre. D’Oronville a écrit la vie du duc de Bourbon sur les mémoires de Jean sire de Castelmorand, qui avait été élevé avec le prince.
  3. Le récit de Froissart, concernant l’expédition de Normandie, contre le roi de Navarre, en 1378, est fort incomplet. Dans le premier livre il ne parle que de la prise de Pont-Audemer et de Mortain. Dans celui-ci il fait mention des siéges d’Avranches, de Carentan, de Moulineaux, de Couches, de Pacy et d’Évreux, Il ne parle point du siége de Bernay, où Pierre du Tertre se rendit, de celui de Breteuil, où Pierre de Navarre et la princesse Bonne sa sœur furent remis entre les mains du roi, ni de celui de Gauray, où l’on trouva les trésors du roi de Navarre, etc., etc.

    Dans ce second livre, il ne parle que d’Enguerrand de Coucy et de Bureau de la Rivière comme chefs de cette expédition. Il est néanmoins certain, par des pièces originales, que le duc de Bourgogne en fut établi chef et gouverneur par Charles V, et que le connétable, le duc de Bourbon, l’amiral et le comte d’Harcourt eurent part au commandement.

    L’ordre chronologique, des faits n’est pas exactement rendu par Froissart, ni par d’Oronville qui peut d’ailleurs lui servir de supplément pour beaucoup de circonstances. On peut jusqu’à un certain point le rectifier à l’aide des pièces originales recueillies par M. Secousse,