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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/393

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LIVRE III.

moi-même, Espaing de Lyon, fus envoyé au Mont de Morsen atout deux cents lances. Et n’ot chastel en toute Berne qui ne fût bien pourvu et de bonnes gens d’armes. Et il se tint à Ortais en son chastel et de-lez ses florins. » — « Sire, dis-je au chevalier, en a-t-il grand’foison ? » — « Par ma foi, dit-il, aujourd’hui le comte de Foix en a bien par trente fois cent mille ; et n’est oncques an qu’il n’en donne soixante mille, car nul plus large grand seigneur en donner dons ne vit aujourd’hui. » Lors lui demandois-je : « Sire, et à quels gens donne-t-il ses dons ? « Il me répondit : « Aux étrangers, aux chevaliers, aux écuyers qui vont et chevauchent par son pays, à ses hérauts, à menestrels, à toutes gens qui parlent à lui. Nul ne se part sans ses dons, car qui les refuseroit il le courrouceroit, » — « Ha, sainte Marie ! sire, dis-je, à quelle fin garde-t-il tant d’argent et d’où lui en vient tant ? Sont ses revenues si grandes comme pour tout ce assouvir ; je le saurois volontiers voire, si il vous plaisoit que je le sache. » — « Oil, dit le chevalier, vous le saurez. Mais vous m’avez demandé deux choses ; si faut que je vous conte l’un après l’autre, et je vous délivrerai premier de la première.

« Vous m’avez démandé tout premièrement à quel fin il garde tant d’argent. Je vous dis que le comte de Foix se doute toujours, pour la guerre que il a au comte d’Ermignac et pour les envahies de ses voisins, le roi de France ou le roi d’Angleterre, lesquels il ne courrouceroit pas volontiers. Et trop bien de leur guerre il s’est sçu dissimuler jusques à ores ; car oncques ne s’arma de l’une partie ni de l’autre, et est bien de l’un et de l’autre. Et vous dis, et aussi vous le direz quand i’accointance et la connoissance de lui aurez et que vous l’aurez ouï parler, et sçu l’état et l’ordonnance de son hôtel, vous verrez qu’il est aujourd’hui le plus sage prince qui vive et que nul haut seigneur, tel que le roi de France ou le roi d’Angleterre, courrouceroit le plus envis. De ses autres voisins, du roi d’Arragon ni du roi de Navarre ne fait-il compte ; car il fineroit plus de gens d’armes, tant a-t-il acquis d’amis par ses dons et tant en peut-il avoir par ses deniers, que ces deux rois ne feroient à une fois ou deux. Je lui ai ouï dire que, quand le roi de Chypre fut en son pays de Berne et il lui remontra le voyage du Saint-Sépulchre, il l’en amoura si à faire un grand conquêt par delà, que si le roi de France et le roi d’Angleterre y fussent allés, après eux ce eût été le seigneur qui eût mené la plus grand’route et qui eût fait le greigneur fait. Et encore n’y renonce-t-il pas ; et c’est en partie ce pourquoi il assemble et garde tant d’argent. Et le prince de Galles, du temps qu’il régna ès parties d’Aquitaine et qu’il se tenoit à Bordeaux sur Gironde, l’en mit en la voie ; car pour le pays de Berne le prince le menaçoit, et disoit que il vouloit que il le relevât de lui ; et le comte de Foix disoit que non feroit, et que Berne est si franche terre qu’il n’en doit hommage à nul seigneur du monde. Et le prince qui, pour ce temps, étoit grand et cremu, disoit que il le mettroit à merci. Et en eût fait aucune chose, car le comte d’Ermignac et le sire de la Breth qui héent le comte de Foix pour les victoires qu’il a eues sur eux, lui boutoient en l’oreille ; mais le voyage que le prince fit en Espaigne lui rompit. Et aussi messire Jean Chandos, qui étoit tout le cœur et le conseil du prince, brisoit le propos du prince à non guerroyer le comte de Foix ; et aimoit messire Jean le dit comte pour ses vaillantises. Mais le comte, qui se doutoit et qui sentoit le prince grand et chevalereux à merveilles, commença à assembler grand trésor pour lui aider et défendre si on lui eût couru sus. Si fit tailles en son pays et sur ses villes qui encore y durent, et y dureront tant comme il vivra ; et prend sur chacun feu par an deux francs, et le fort porte le foible ; et là a-t-il trouvé et trouve encore grand avoir par an. Et tant volontiers le paient ses gens que c’est merveilles. Car, parmi ce, il n’est nul François, Anglois ni pillard qui leur fassent tort ni injure d’un seul denier ; et est toute sa terre aussi sauve que chose peut être, tant y est bien justice gardée ; car en justiciant c’est le plus crueulx et le plus droiturier seigneur qui vive. »

À ces paroles vînmes-nous à la ville de Tournay où notre gîte s’adonnoit. Si cessa le chevalier à faire son conte, et aussi je ne lui enquis plus avant, car, bien savois là où il l’avoit laissé et que bien y pouvois recouvrer, car nous devions encore chevaucher ensemble ; et fûmes ce soir logés à l’hôtel à l’Étoile, et là tenus tout aise.

Quand ce vint sur le souper, le chastelain de Mauvoisin, qui s’appeloit messire Raymon des Landes, nous vint voir et souper avecques nous ;