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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/394

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et fit apporter en sa compagnie quatre flacons pleins de blanc vin, aussi bon que j’en avois point bu sur le chemin. Si parlèrent ces deux chevaliers largement ensemble ; et tout tard messire Raymon partit et retourna arrière en son chastel de Mauvoisin. Quand ce vint au matin, nous montâmes ès chevaux et partîmes de Tournay, et passâmes à gué la rivière de Lèse, et chevauchâmes vers la cité de Tharbes, et entrâmes en Bigorre, et laissâmes le chemin de Lourdes et de Bagnières et le chastel de Montgaillard à sénestre, et nous adressâmes vers un village que on dit au pays le Civitat, et te côtoyâmes, et vînmes dans un bois en la terre du seigneur de Barbesen, et assez près d’un chastel que on dit Marcheras, à l’entrée de Pas de Larre, et tant que le chevalier me dit : « Messire Jean, vez-ci le Pas au Larre. » Adonc avisai-je et regardai-je le pays. Si me sembla moult étrange ; et me tinsse pour perdu ou en très grande aventure, si ce ne fût la compagnie du chevalier ; et me revinrent au devant les paroles que il m’avoit dites, deux ou trois jours avant, du Pas au Larre et du Mongat de Lourdes, et comment il mourut. Si lui ramentus, et lui dis : « Monseigneur, vous me dites devant hier que quand nous venrions au Pas du Larre, vous me conteriez la matière du Mongat de Lourdes et comment il mourut. » — « C’est voir, dit le chevalier. Or chevauchez de-lez moi et je le vous conterai. »

Adonc m’avançai-je et me mis de-lez lui pour ouïr sa parole, et il commença à parler et dit :

« Du temps que Pierre d’Anchin tenoit le chastel et la garnison d’Ortingas, si comme je vous ai conté par avant, chevauchoient ceux de Lourdes aucune fois à l’aventure moult en sus de leur forteresse ; et vous dis que ils ne l’avoient pas d’avantage, car vez-ci le chastel de Barbesan, et le chastel de Marcheras, où toudis a eu gens d’armes en garnison, sans ceux de Bagnières, de Tournay, de Montgaillard, de Salenges, de Benac, de Gorre et de Tharbe, toutes villes et garnisons françoises. Et quand ces garnisons sentoient que cils de Lourdes chevauchoient vers Toulouse, ou vers Carcassonne, ils se recueilloient ou mettoient en embûches sur eux, pour eux ruer jus et tollir les pillages qu’ils ramenoient. Une fois en y avoit des rués jus d’une partie et d’autre ; et d’autres fois à l’aventure passoient ceux de Lourdes sans être rencontrés. Or advint une fois que Ernauton de Sainte-Colombe, le Mongat de Saint-Cornille, et le bourg de Carnillac et bien six vingt lances de bonnes gens d’armes se départirent de Lourdes et s’en vinrent autour des montagnes entre ces deux rivières Lisse et Lèse et allèrent jusques à Toulouse. À leur retour ils levèrent ès prairies grand’foison de bestial, vaches et bœufs, porcs, moutons et brebis, et prindrent moult de bons hommes au plat pays, et tout ramenoient devant eux. Et fut signifié au capitaine de Tharbes, un écuyer gascon qui s’appeloit Ernauton Bissette, appert homme d’armes durement, comment ceux de Lourdes se contenoient et chevauchoient le pays. Si le manda au seigneur de Benac et à Angelot des Landes fils à messire Raymond, et aussi au seigneur de Barbesan, et dit qu’il vouloit chevaucher contre eux. Cils chevaliers et cils écuyers de Bigorre s’y accordèrent, et se recueillirent tous ensemble, et firent leur amas à Tournay par où leur passage étoit communément ; et là fut aussi le bourg d’Espaigne qui y vint de sa garnison de Saint-Béat. Et étoient environ deux cens lances ; et envoyèrent leurs espies sur le pays pour savoir quel convine cils de Lourdes à leur retour faisoient. D’autre part aussi cils de Lourdes avoient leurs espies pour savoir si nulles gens d’armes se mettroient contre eux sur les champs ; et tant firent par leurs espies que ils sçurent tout le convinement l’un de l’autre. Quand ceux de Lourdes entendirent que les garnisons françoises chevauchoient et les attendoient à Tournay, si furent en doute ; et se conseillèrent sur les champs comment ils se maintiendroient et comment leur proie à sauveté ils mèneroient : si dirent : « Nous nous partirons en deux parts ; l’une partie emmènera devant li, tout chassant, la proie ; et là seront nos varlets et nos pillards, et prendront le chemin à la couverte des Landes de Bourg et viendront passer le chemin au pont à Tournay, et la rivière de Lèse entre Tournay et Mauvoisin, et les autres chevaucheront en bataille par les combliaux des montagnes, et feront montre pour revenir au pas du Larre dessous Marcheras, pour recheoir entre Barbesan et Montgaillard ; mais pourvu que nous puissions passer sauvement la rivière atout notre proie et que à Montgaillard nous soyons tous ensemble, nous n’avons garde, car nous