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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

nauton, allez vous seoir et reposer, vous ne vous savez combattre. » Et quand il ot la hache, il vint à l’écuyer, et lui donna tel coup sur le bassinet, que il l’étourdit tout, et fit chanceler et presque cheoir à terre. Quand Guillonnet se sentit ainsi féru, si lui vint à grand’déplaisance ; et voult venir sur le varlet, et le cuida férir de sa hache en la tête, mais le varlet se muça sous le coup et ne fut pas consuivi ; si embrassa l’écuyer qui étoit travaillé de longuement combattre, et le tourna et l’abattit sous lui à la lutte, et lui dit : « Je vous occirai, si vous ne vous rendez à mon maître. » — « Qui est ton maître ? » dit-il. « Ernauton de Sainte-Colombe, à qui vous avez huy tant combattu. » L’écuyer vit que il n’avoit pas l’avantage ; et qu’il étoit dessous celui varlet, qui tenoit une dague pour le férir, si il ne se rendoit. Si se rendit, à venir dedans quinze jours tenir son corps prisonnier à Lourdes, rescous ou non rescous. Ce service fit le varlet à son maître. Et vous dis, messire Jean, que là eût fait par tels choses trop grand’foison d’appertises d’armes, et des compagnons jurés et fiancés, les uns venir à Tharbe et les autres aller à Lourdes. Et se combattirent ce jour main à main sans eux épargner Ernauton de Bisette et le Mongat de Sainte-Basile, lesquels y firent maintes appertises d’armes ; et n’y avoit homme qui ne fût assez embesogné de lui combattre. Et tant se combattirent qu’ils furent si outrés et si lassés que ils ne se purent mais aider ; et là furent morts sur la place deux des capitaines, le Mongat de Lourdes et d’autre part Ernauton Bisette.

« Adonc se cessa la bataille, par l’accord de l’un et de l’autre, car ils étoient si foulés que ils ne pouvoient mais tenir leurs haches ni leurs lances, et se désarmoient les aucuns pour eux rafreschir, et laissoïent là leurs armures. Si emportèrent ceux de Lourdes le Mongat tout occis, et les François à Tharbe Ernauton Bisette ; et pour ce qu’il fut remembrance de la bataille, on fit là une croix de pierre où ces deux écuyers s’abattirent et moururent. Velà là, je la vous montre. »

À ces mots chéimes-nous droit sur la croix ; et y dîmes-nous chacun pour les âmes des morts une patenôtre, un ave maria, un de profundis et fidelium.

CHAPITRE X.

Comment le bourg d’Espaigne rescouy la proie aux compagnons du chastel de Lourdes, et comment ils furent rués jus.


« Par ma foi, monseigneur, dis-je au chevalier, je vous ai volontiers ouï parler ; et ce fut voirement une dure et âpre besogne à si petit de gens. Et quelle chose avint-il à ceux qui conduisoient la proie ? » — « Je le vous dirai, dit-il. Au pont à Tournay, si comme je vous ai dit devant, dessous Mauvoisin, ils venoient passer, ainsi qu’ils l’avoient ordonné ; et là trouvèrent-ils l’embûche du Bourg d’Espaigne, qui étoit forte assez pour eux combattre, qui leur saillit tout au devant. Cils de Lourdes ne pouvoient reculer, et pour ce, aventurer les convenoit. Je vous dis voirement que là y ot-il aussi dure besogne et fort combattue qui dura aussi longuement et plus que celle de Marcheras. Et vous dis que le Bourg d’Espaigne y fit là merveille d’armes, qui tenoit une hache et ne féroit homme qu’il ne portât à terre ; car il est bien taillé de cela faire, car il est grand et long et fort et de gros membres sans être trop chargé de chair ; et prit là de sa main les deux capitaines, le Bourg de Carnillac et Perrot Palatin de Berne. Et là fut mort un écuyer de Navarre qui s’appeloit Ferrando de Mirande qui étoit moult appert et vaillant homme d’armes. Mais les aucuns disent, qui furent à la besogne, que le Bourg d’Espaigne l’occit, et les autres disent qu’il fut éteint en ses armures : finablement la proie fut rescousse et tous ceux qui la conduisoient morts ou pris. Ils ne s’en sauvèrent pas trois si ce ne furent varlets qui se mucièrent, se désarmèrent et passèrent la rivière de Lèse au noer.

« Ainsi alla de celle aventure ; et ne perdirent oncques tant cils de Lourdes comme ils firent adonc. Si furent rançonnés courtoisement ; et aussi ils les changeoient l’un pour l’autre, car ceux qui se combattirent droit ci sur le pas du Larre en fiancèrent plusieurs, par quoi il convenoit que ils fussent courtois et aimables à leurs compagnons. » — « Sainte Marie, sire, dis-je au chevalier, le Bourg d’Espaigne est-il si fort homme comme vous me contez ? » — « Par ma foi, dit-il, oil, car en toute Gascogne, on ne trouveroit point son pareil de force de membres ; et pour ce le tient le comte de Foix à compa-