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LIVRE III.

serons tantôt à Lourdes. » Ainsi comme ils l’ordonnèrent ils le firent, et prirent le bâtard de Cornillac, et Guillonnet de Harnes, et Perrot Boursier, et Jean Calemin de Basselle, et le Rouge, écuyer, et quarante lances, et tous leurs varlets, pillards et autres, et leur dirent : « Vous emmènerez notre proie et nos prisonniers toute Lande-de-Bourg, et descendrez entre Tournay et Mauvoisin, et là passerez au pont la rivière, et irez tout à la couverte entre le Civitat et Montgaillard, et nous ferons l’autre chemin de Marcheras et de Barbesan, et tous nous retrouverons ensemble à Montgaillard. » Si comme il fut ordonné il fut fait ; et se départirent là sur les champs ; et demeurèrent en route et en la plus grande partie, Ernauton de Rostem, Ernauton de Sainte-Colombe, le Mongat de Sainte-Cornille et bien quatre vingt compagnons, tous hommes d’armes ; il n’y avoit pas dix varlets ; et restraindirent leurs plates et mirent leurs bassinets, et prirent leurs lances, et chevauchèrent tous serrés, ainsi que pour tantôt combattre ; ni autre chose ils n’attendoient, car ils sentoient leurs ennemis sur les champs.

« Tout en autelle manière que cils de Lourdes avoient eu conseil de retourner, eurent aussi avis de eux trouver et rencontrer les François ; et dirent là messire Mongat de Barbesan et Ernauton Bisette : « Nous savons bien que cils de Lourdes sont sur les champs et ramènent grand’proie et grand’foison de prisonniers ; nous serons trop courroucés si ils nous échappent. Si nous faut mettre en deux embûches, car nous sommes gens assez pour cela faire. » Adonc fut ordonné que Ernauton, le bourg d’Espaigne et messire Raymon de Benac et Angelot de Landes, tout cent lances, garderoient le pas à Tournay ; car il convenoit du moins que leur bestail et leurs prisonniers passassent là la rivière de Lisse, et le sire de Barbesan et Ernauton Bisette atout autres cens lances chevaucheroient à l’aventure pour savoir si nuls en verroient ni trouveroient. Ainsi se départirent les uns des autres ; et s’en vinrent le sire de Benac et le bourg d’Espaigne, et se mirent en embûche au pont entre Mauvoisin et Tournay ; et les autres prirent les champs, droitement sur le pas où nous chevauchons maintenant qu’on dit au Larre. Ils se trouvèrent, et tantôt comme ils se virent tôt descendirent de leurs chevaux et les laissèrent aller paître ; et appuigniérent et appointèrent leurs lances et s’en vinrent les uns sur les autres, car combattre les convenoit, en écriant leurs cris : Saint George, Lourdes et Notre-Dame de Bigorre ! Là vinrent-ils l’un sur l’autre ; et commencèrent à bouter et à pousser fort et roide les lances et poings ; et s’appuyoient en poussant de leurs poitrines, et point ne s’épargnoient ; et là furent une espace en férant et poussant de leurs lances l’un sur l’autre, tant que ce sembloit, comme je ouïs recorder à ceux qui y furent, un pont ; ni nul à ce commencement n’étoit porté par terre.

« Quand ils eurent assez bouté et poussé de leurs lances, ils les ruèrent jus ; et étoient jà tous échauffés ; et prirent leurs haches et se commencèrent de haches à combattre, et à donner grands et horribles horions, et chacun avoit le sien. En cel état et en ce parti d’armes furent-ils plus de trois heures ; et se battirent et navrèrent si très bien que merveilles. Et quand il y en avoit aucuns qui étoient outrés ou si mal menés que ils ne se pouvoient plus soutenir, et foulés jusques à la grosse haleine tout bellement, ils se départoient et s’en alloient seoir sur un fossé ou en-mi le pré, et ôtoient leurs bassinets et se rafreschissoient, et puis quand ils étoient bien rafreschis, ils remettoient leurs bassinets et s’en venoient encore recommencer à combattre. Ni je ne cuide pas que oncques si bonne besogne fut, ni si dur rencontre, ni bataille si bien combattue puis la bataille des Trente qui fut en Bretagne, comme celle de Marcheras en Bigorre fut. Et là étoient main à main l’un à l’autre ; et là fut sur le point d’être déconfit Ernauton de Sainte-Colombe, qui est assez bel écuyer, grand et fort et bel homme d’armes, d’un écuyer de ce pays qui s’appeloit Guillonnet de Salenges ; et l’avoit cil mené jusques à la grosse haleine[1], quand il en avint ce que je vous dirai.

« Ernauton de Sainte-Colombe avoit un varlet qui regardoit la bataille, ni point ne se combattoit, ni aussi on ne lui demandoit rien ; quand il vit son maître ainsi mené que presque à outrance, il fut moult courroucé, et vint à son maître, et prit la hache entre ses mains, dont il se combattoit, et lui dit en la prenant : « Er-

  1. L’avait fatigué de telle manière qu’il ne pouvait plus respirer qu’avec peine.