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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/399

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LIVRE III.

après dîner il lui dit : « Pierre, je ai à parler à vous de plusieurs choses, si ne vueil pas que vous partiez sans mon congé. » Le chevalier répondit : « Monseigneur, volontiers, je ne partirai point si l’aurez ordonné. » Avint que, le tiers jour après ce qu’il fut venu, le comte de Foix prit la parole à lui, présens le vicomte de Bruniquiel et le vicomte de Cousserant son frère, et le seigneur d’Anchin de Bigorre, et autres chevaliers et écuyers ; et lui dit en haut que tous l’ouïrent : « Pierre, je vous ai mandé et vous êtes venu. Sachez que monseigneur d’Anjou me veut grand mal pour la garnison de Lourdes que vous tenez, et près en a été ma terre courue, si ce n’eussent été aucuns bons amis que j’ai eu en sa chevauchée. Et est sa parole et l’opinion de plusieurs de sa compagnie qui me héent, que je vous soutiens pour tant que vous êtes de Berne. Et je n’ai que faire d’avoir la malveillance de si haut prince comme monseigneur d’Anjou est. Si vous commande, en tant comme vous pouvez mesfaire encontre moi, et par la foi et lignage que vous me devez, que le chastel de Lourdes vous me rendez. » Et quand le chevalier ouït celle parole, si fut tout ébahi ; et pensa un petit pour savoir quelle chose il répondroit, car il véoit bien que le comte de Foix parloit acertes. Toutefois, tout pensé et tout considéré, il dit : « Monseigneur, voirement je vous dois foi et lignage, car je suis un povre chevalier de votre sang et de votre terre ; mais le chastel de Lourdes ne vous rendrai-je jà. Vous m’avez mandé, si pouvez faire de moi ce qu’il vous plaira. Je le tiens du roi d’Angleterre qui m’y a mis et établi, et à personne qui soit je ne le rendrai fors à lui. » Quand le comte de Foix ouït celle réponse, si lui mua le sang en félonnie et en courroux, et dit, en tirant hors une dague : « Ho ! faux traître, as-tu dit ce mot de non faire ? Par cette tête tu ne l’as pas dit pour néant. » Adonc férit-il de sa dague sur le chevalier, par telle manière que il le navra moult vilainement en cinq lieux, ni il n’y avoit là baron ni chevalier qui osât aller au devant. Le chevalier disoit bien : « Ha ! monseigneur, vous ne faites pas gentillesse. Vous m’avez mandé et si m’occiez. » Toutes voies point il n’arrêta jusques à tant qu’il lui eût donné cinq coups d’une dague ; et puis après commanda le comte qu’il fût mis dans la fosse, et il le fut, et là mourut, car il fut povrement curé de ses plaies. « Ha, sainte Marie ! dis-je au chevalier, et ne fut ce pas grand’cruauté ? » — « Quoi que ce fût, répondit le chevalier, ainsi en advint-il. On s’avise bien de lui courroucer, mais en son courroux n’a nul pardon. Il tint son cousin germain le vicomte de Chastelbon, et qui est son héritier, huit mois en la tour à Ortais en prison ; puis le rançonna-t-il à quarante mille francs. » — « Comment, sire, dis-je au chevalier, n’a donc le comte de Foix nuls enfans, que je vous ois dire que le vicomte de Chastelbon est son héritier ? » — « En nom Dieu, dit-il, non de femme épousée ; mais il a bien deux beaux jeunes chevaliers bâtards que vous verrez, que il aime autant que soi-même : messire Yvain et messire Gratien. » — « Et ne fut-il oncques marié ? » — « Si fut, répondit-il, et est encore ; mais madame de Foix ne se tient point avecques lui. » — « Et où se tient-elle ? » dis-je. « Elle se tient en Navarre, répondit-il, car le roi de Navarre est son cousin, et fut fille jadis du roi Louis de Navarre[1]. » — « Et le comte de Foix n’en ot-il oncques nul enfant ? » — « Si ot, dit-il, un beau-fils qui étoit tout le cœur du père et du pays, car par lui pouvoit la terre de Berne, qui est en débat, demeurer en paix, car il avoit à femme la sœur au comte d’Ermignac. » — « Et sire, dis-je, que devint cil enfès ? Le peut-on savoir ? » — « Oil, dit-il, mais ce ne sera pas maintenant, car la matière est trop longue et nous sommes à ville, si comme vous véez. »

À ces mots, je laissai le chevalier en paix, et assez tôt après nous vînmes à Tharbe, où nous fûmes tout aise à l’hôtel à l’Étoile ; et y séjournâmes tout ce jour, car c’est une ville trop bien aisée pour séjourner chevaux, de bons foins, de bonnes avoines et de belle rivière.

CHAPITRE XI.

Comment le comte de Foix ne voult prendre du roi de France la comté de Bigorre ; mais comment il reçut seulement le chatel de Mauvoisin.


À lendemain, après messe, nous montâmes sur chevaux et partîmes de Tharbe et chevauchâmes vers Jorre, une ville qui toujours s’est tenue trop vaillamment contre ceux de Lourdes. Si passâmes au dehors, et tantôt en-

  1. Inès ou Agnès, femme de Gaston Phébus, comte de Foix, était fille de Jeanne de Navarre et de Philippe VI, roi de France. Elle était la sœur et non la cousine de Charles de Navarre.