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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

trâmes au pays de Berne. Là s’arrêta le chevalier sur les champs et dit : « Vez-ci Berne. » Et étoit sur un chemin croisé ; et ne savoit lequel faire on d’aller à Morlens ou à Pau. Toutefois nous prîmes le chemin de Morlens. En chevauchant les landes de Berne qui sont assez plaines je lui demandai, pour le remettre en parole : « La ville de Pau siéd-elle près de ci ? » — « Oil, dit-il, je vous en montre les clochers, mais il y a bien plus loin qu’il ne semble ; car il y a très mauvais pays à chevaucher, pour les graves[1]. Qui ne sait bien le chemin folie feroit de lui y embatre. Et dessous notre main siéd la ville et le chastel de Lourdes. » — « Et qui en est capitaine pour le présent ? » Répondit-il : « Il en est capitaine et si s’escript sénéchal de Bigorre de par le roi d’Angleterre, Jean de Berne, frère qui fut à messire Pierre. » — « Voir, dis-je ; et cil Jean vient-il point voir le comte de Foix ? » Il me répondit : « Oncques depuis la mort son frère il n’y vint. Mais les autres compagnons y viennent bien : Pierre d’Anchin, Ernauton de Rostem, Ernauton de Sainte-Colombe et les autres, quand il chiet à tour. » — « Et le comte de Foix a-t-il point amendé la mort du chevalier, et en a-t-il point depuis par sembiant été courroucé ? » — « Oil, trop grandement, ce dit le chevalier, mais des amendes n’a-t-il nulles faites, si ce n’est par penance secrète ; par messes ou par oraisons. Il a bien d’encoste lui le fils de celui qui s’appelle Jean de Berne, un jeune gracieux écuyer ; et l’aime le comte grandement. » — « Sainte Marie ! dis-je au chevalier, le duc d’Anjou qui tendoit à avoir la garnison de Lourdes se dut bien contenter du comte de Foix, quand il occit un chevalier son cousin pour son désir accomplir. » — « Par ma foi, dit-il, aussi fit-il, car assez tôt après sa venue, le roi de France envoya en ce pays messire Roger d’Espaigne et un président de la chambre de parlement de Paris, et belles lettres grossoyées et scellées qui faisoint mention comment il lui donnoit en don, tout son vivant, la comté de Bigorre, mais il convenoit, et aussi il appartenoit, que il en devint son homme et le tint de la couronne de France. Le comte de Foix remercia grandement le roi de la grand’amour que il lui montroit et du don sans requête que il lui envoyoit, mais oncques, pour chose que messire Roger d’Espaigne sçut ni put dire ni montrer, le comte de Foix ne voult retenir le don ; mais il retint le chastel de Mauvoisin, pour tant que c’est franche terre et que le chastel ni la chastellenie ne sont tenus de nullui fors de Dieu ; et aussi anciennement ce avoit été son héritage. Le roi de France, pour lui complaire, par le moyen du duc d’Anjou le donna. Mais le comte de Foix jura et scella que il le tiendroit par telle condition que jamais n’y mettroit homme qui mal voulsist au royaume de France. Et au voir dire il l’a fait bien garder ; et se doutent ceux de Mauvoisin autant des Anglois que font les autres garnisons françoises de Gascogne ; excepté que les Bernois n’oseroient courroucer le comte de Foix. »

CHAPITRE XII

De la paix qui fut faite entre le comte de Foix et le duc de Berry ; et le commencement de la guerre qui fut entre le comte d’Ermignac et le cil de Foix.


Des paroles que messire Espaing de Lyon me contoit étois-je tout réjoui, car elles me venoient grandement à plaisance, et toutes trop bien les retenois, et sitôt que aux hôtels, sur le chemin que nous fesismes ensemble, descendu étois, je les escripvois, fût de soir ou de matin, pour en avoir mieux la mémoire au temps à venir ; car il n’est si juste retentive que c’est d’écriture. Et ainsi chevauchâmes nous ce matin jusques à Morlens. Mais avant que nous y vînmes je le mis encore en parole et dis : « Monseigneur, je vous ai oublié à demander, entrementes que vous m’avez conté des aventures de Foix et d’Ermignac, comment le comte de Foix s’est sçu ni pu dissimuler contre le duc de Berry qui ot à femme la fille et la sœur du comte d’Ermignac, et si le duc de Berry lui en a fait point de guerre et comment il s’en est parti. » — « Comment ? répondit le chevalier, je le vous dirai. Du temps passé le duc de Berry lui a voulu tout le mal du monde ; et ne désiroit le duc seigneur du monde mettre à raison fors le comte de Foix. Mais maintenant, par un moyen dont vous orrez bien parler quand vous serez à Ortais, ils sont bien d’accord. » — « Eh ! doux sire, dis-je, y avoit-il cause que le duc l’eût en haine ? » — « M’aist Dieu, nennil ! dit le chevalier : et je vous en conterai la cause. Quand

  1. Lieux situés sur le bord des rivières et couverts de sables mouvans.