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LIVRE III.

bault, et irons prendre et exilier la ville de Sancerre. Je ai voué et juré que jamais ne retournerois en fort que j’aie, si aurai vu les enfans de Sancerre. Si nous pouvions avoir la garnison de Sancerre et les enfans de dedans, Jean, Louis et Robert, nous serions recouvrés et serions tous seigneurs du pays. Ainsi vendons trop légèrement à notre entente, car on ne se donne garde de nous et le séjourner ici ne nous vaut noient. » — « C’est vérité, » répondîmes-nous. Tous lui eûmes en couvent et nous ordonnâmes sur ce point tantôt et incontinent.

« Or advint, dit le Bascot de Mauléon, que notre affaire fut sçue en la ville de Sancerre. Car pour ce temps il y avoit un capitaine vaillant écuyer, né de Bourgogne des basses marches, qui s’appeloit Guichart Albregon, lequel s’acquitta moult grandement de garder la ville, le chastel et la terre de Sancerre, et les enfans et seigneurs, car tous trois étoient lors chevaliers. Et Guichart avoit un frère moine de l’abbaye de Saint-Thibault, qui siéd assez près de Sancerre[1]. Si fut envoyé cil moine de par son frère à Albregon, en la Charité sur Loire, pour apporter une rançon d’un pactis que aucunes villes devoient sur le pays. On ne se donna pas garde de lui. Il sçut, ne sçais comment ce fut, toute notre entente et convine, et tous les noms des capitaines des forts d’environ la Charité et leurs charges, et aussi à quelle heure, et où, et comment ils devoient passer la rivière au port Saint-Thibaut. Sur cel état il s’en retourna et en informa son frère. Les enfans de Sancerre, le comte et ses frères se pourvurent à l’encontre de ce au plus tôt qu’ils purent, et mandèrent l’affaire aux chevaliers et escuyers de Berry et de Bourbonnois et aux capitaines des garnisons de là entour, et tant qu’ils furent bien quatre cents lances de bonnes gens ; et jetèrent une belle embûche de deux cents lances au dehors de Sancerre en un bois. Nous nous partîmes à soleil esconsant de la Charité, et chevauchâmes tout ordonnément le bon pas et vînmes à Peully[2]. Et là dessous au port avions fait venir grand’foison de bateaux pour nous passer nous et puis nos chevaux ; et passâmes tout outre la rivière de Loire, si comme ordonné l’avions, et fûmes tout outre environ mie-nuit ; et passoient nos chevaux tout bellement. Et pour ce que il ajournoit, nous ordonnâmes cent lances des nôtres à demeurer derrière pour garder les chevaux et la navie ; et le demeurant nous nous mîmes au chemin le bon pas ; et passâmes tout outre l’embûche qui oncques ne s’ouvrit sur nous. Et quand nous fûmes outre, environ le quart d’une lieue, ils saillirent hors et vinrent sur ceux qui étoient au rivage et se boutèrent entr’eux et les déconfirent de fait ; et tous furent morts ou pris et les chevaux conquis et la navie arrêtée ; et montèrent sur nos chevaux et férirent à pointe d’éperons et furent aussitôt à la ville comme nous. On crioit par tout : « Notre-Dame ! Sancerre ! » Car le comte étoit là avecques ses gens, et messire Louis et messire Robert avoient fait l’embûche. Là fûmes-nous enclos de grand’manière ; et ne savions auquel entendre. Et là ot grand poussis de lances ; car ceux qui étoient à cheval, aussitôt que ils furent à nous, ils mirent pied à terre et nous assaillirent fièrement. Et ce qui trop nous gréva, ce fut que nous ne pouvions élargir, car nous étions entrés en un chemin lequel, aux deux côtés, étoit enclos de hautes haies et de vignes ; et encore entr’eux qui connoissoient le pays et le chemin, une quantité de eux et de leurs varlets étoient montés amont ès vignes, qui nous jetoient pierres et cailloux, tellement que ils nous défroissoient et rompoient tous. Nous ne pouvions reculer, et si avions grand’peine au monter contre la ville qui siéd sur une montagne. Là fûmes-nous moult travaillés ; et là fut navré au corps tout outre messire Jean Aimery notre souverain capitaine et qui là nous avoit menés, de la main Guichart Albregon ; et le prit, et mit grand’peine à lui sauver, et le bouta en la ville en une maison, et le fit jeter sur un lit, et dit Guichart à l’hôte de l’hôtel : « Gardez-moi ce prisonnier et faites diligence qu’il soit étanché de ses plaies, car il est bien taillé, s’il me demeure en vie, que il me paye vingt mille francs. » Après ces paroles Guichart laissa son prisonnier et retourna à la bataille, et y fut très bon homme d’armes avecques les autres. Et là étoient en la compagnie des enfans de Sancerre, et venus pour l’amour des armes, et aider à défendre et garder le pays, messire Guichart Daulphin, le sire de Talus, le sire de Mournay, messire Girart et messire Guillaume de Bour-

  1. Saint-Thibaut est située au bas de la montagne de Sancerre, sur la Loire.
  2. Pouilli, de l’autre côté de la Loire, entre la Charité et Cône.