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LIVRE III.

Portingal vinrent n’obéirent pas ; mais demeurèrent trop de gens en leurs hôtels, car les trois parts du dit royaume se dissimuloient à l’encontre de ceux de Lussebonne, pourtant que ils avoient couronné ce roi qui étoit bâtard, et en disoient lors grosses paroles en derrière. Et pour le grand trouble et différend que le roi de Castille et son conseil véoient au pays de Portingal, s’avancèrent-ils ainsi en intention de le conquester ; et disoient que il n’y convenoit que une journée de bataille, et si ceux de Lussebonne pouvoient être rués jus, le demeurant du pays en seroit tout réjoui ; et jetteroient hors du pays ce maître de Vis ou ils l’occiroient, et que ce étoit terre de conquêt pour lui, car sa femme en étoit droite héritière. Assez volontiers et légèrement s’en fut déporté de la guerre le roi Jean de Castille, mais ses gens ne le vouloient pas, ains le enhardissoient, et disoient que il avoit juste cause et querelle à la guerre. Quand le roi de Portingal vit que à son mandement et commandement trop de son peuple, dont il pensoit à être servi, désobéissoient, si fut tout pensif et mérancolieux ; si appela ses plus féables de Lussebonne, et les chevaliers de son hôtel qui avoient rendu peine à son couronnement et qui avoient servi le roi Ferrant son frère, messire Jean Ra Digos et messire Jean Tête-d’Or, le seigneur de la Figière et messire Guillaume de Cabescon, Ambroise Coutinh et Pierre Coutinh son frère, et messire Ouges Navaret, un chevalier de Castille qui étoit tourné Portingalois, car le roi Dam Jean l’avoit enchassé hors de son royaume ; si l’avoit le roi de Portingal retenu et fait capitaine de tous ses chevaliers.

À ce conseil démontra le roi plusieurs choses, et dit : « Beaux seigneurs qui ci êtes, je sais bien que vous êtes tous mes amis, car vous m’avez fait roi ; et vous véez comment plusieurs gens de mon royaume, à mon grand besoin, s’excusent, et ne les puis avoir pour mettre sur les champs ; car en vérité, si je les véois de aussi bonne volonté comme je suis pour aller combattre mes ennemis, je en aurois grand’joie ; mais nennil, car je vois que ils se refreignent et se dissimulent. Si me faut bien avoir conseil sur ce, comment je me pourrai ordonner ; et m’en répondez votre avis, je vous en prie. »

Adonc parla messire Gommes de Cabescon, un chevalier portingalois, et dit : « Sire, je vous dis à conseil, pour votre honneur et profit, que, au plutôt que vous pourrez, vous vous traiez sur les champs avecques ce que vous avez de gens et vous aventurez ; et nous aussi nous demeurerons avecques vous et vous aiderons jusques à la mort. Car nous vous avons fait seigneur et roi de celle ville. S’il y a en Portingal aucuns rebelles ou arrogans à vous, je dis, et aussi disent les plusieurs de celle ville, que c’est pour la cause de ce que on ne vous a point vu encore chevaucher ni montrer visage à vos ennemis. Vous avez eu jusques à ores la grâce et la renommée d’être vaillant homme aux armes, et au besoin votre vaillance vous fault. C’est ce qui a fait enorgueillir vos ennemis et refroidir vos subgiets ; car si ils véoient en vous fait vaillance et prouesse, ils obéiroient et vous douteroient. Aussi feroient vos ennemis. » — « Par mon chef, dit le roi, vous parlez bien, et il est ainsi ; et je vous dis, messire Gommes, que tantôt on fasse appareiller nos hommes, et ordonner chacun selon lui, car nous chevaucherons temprement et montrerons visage à nos ennemis. Ou nous gagnerons tout à celle fois ou nous le perdrons. » — « Monseigneur, répondit le chevalier, il sera fait ; car, si vous avez la journée pour vous, et Dieu vous envoie bonne fortune, vous demeurerez roi de Portingal pour toujours mais, et si en serez loué et prisé en étranges terres où la connoissance en venra. Et au parfait de l’héritage vous ne pouvez venir fors que par bataille. Et exemple je vous fais du roi Dam Henry votre cousin, le père de Jean qui est roi à présent de toute Castille, d’Espaigne et de Toulète, de Galice et de Cordouan et de Séville. Il vint à tous ces héritages par bataille, ni jamais il n’y fût venu autrement. Car vous savez comment la puissance du prince de Galles et d’Aquitaine remit le roi Dam Piètre votre cousin en la possession et héritage des terres encloses dedans les Espaignols. Et depuis, par une journée de bataille que il ot contre lui devant Montiel, il perdit tout. Et fut icelui roi Henry en possession comme devant ; à laquelle journée il aventura soi et les siens. Tout aussi vous faut-il aventurer, si vous voulez vivre à honneur. » — « Par mon chef, dit le roi, vous dites voir, et jamais ne vueil avoir d’autre conseil que cestui, car il nous est profitable et honorable. »