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LIVRE III.

lui fut, s’il ne le mandoit. Encore avint-il que il manda bien tels à qui il ne parla oncques mot tous les trois jours. Et quand ce vint le mardi au soir, il appela son frère, messire Ernault Guillaume, et lui dit tout bas : « Nos gens ont eu à faire ; dont je suis courroucé, car il leur est pris du voyage aucques ou ainsi que je leur dis au partir. » Messire Ernault Guillaume, qui est un très sage et avisé chevalier, et qui bien, connoissoit la manière et condition de son frère le comte, se tut un petit ; et le comte qui désiroit à éclaircir son courage, car trop longuement avoit porté son ennui, reprit encore la parole, et parla plus haut que il n’avoit fait la première fois, et dit : « Par Dieu ! messire Ernault, il est ainsi que je vous dis ; et briévement nous aurons nouvelles, car oncques le pays de Berne ne perdit tant depuis cent ans, sus un jour, comme il a perdu à celle fois en Portingal. » Plusieurs chevaliers et écuyers qui là étoient circonstans, qui ouïrent et entendirent le comte, notèrent et glossèrent ces paroles, et devant dix jours après on en sçut le voir par ceux qui à la besogne avoient été, et qui recordèrent, premièrement au comte, et après ensuivant à tous ceux qui ouïr les vouloient, toutes les choses ainsi comme à Juberot elles s’étoient portées ; dont renouvela le deuil du comte et de ceux du pays qui y avoient perdu leurs frères, leurs pères, leurs enfans et leurs amis. »

« Sainte Marie ! dis-je à l’escuyer qui me contoit son conte, et comment le put le comte de Foix sitôt savoir ni présumer que du jour à lendemain ? Je le saurois volontiers. » — « Par ma foi, dit l’escuyer, il le sçut bien, ainsi comme il apparut. » — « Donc il est devin ? dis-je, ou il a des messagers qui chevauchent de nuit avecques le vent. Aucun art faut-il qu’il ait. » Et l’escuyer commença lors à rire et dit : « Voirement faut-il que il le sache par aucune voie de nigromance ; point ne savons en ce pays, au voir dire, comment il use, fors que par imaginations. » — « Eh, doux homme ! dis-je, les imaginations que vous pensez sus veuilliez-les-moi éclaircir et je vous en saurai gré ; et si c’est chose qui appartienne à celer je le cèlerai bien, ni jamais, tant que je sois en ce pays, je n’en ouvrirai ma bouche. » — « Je vous en prie, dit l’escuyer, car je ne voudrois pas que on sçût que je l’eusse dit. Si en parlent bien les aucuns en requoi quand ils sont entre leurs amis. »

Adonc me trait-il à une part en un anglet de la chapelle du chastel à Ortais, et puis commença à faire son conte et dit ainsi :

« Il peut avoir environ vingt ans que il régnoit en ce pays un baron qui s’appeloit de son nom Raymond et seigneur de Corasse. Corasse, que vous l’entendez, est un chastel et une ville à sept lieues de celle ville de Ortais. Le sire de Corasse, pour le temps dont je vous parle, avoit un plait en Avignon devant le pape, pour les dîmes de l’église de sa ville, à l’encontre d’un clerc de Cathelongne, le quel clerc étoit en clergie très grandement et bien fondé, et clamoit à avoir grand droit en ces dîmes de Corasse, qui bien valoient de revenue cent florins par an. Et le droit que il y avoit il le montra et prouva, car, par sentence définitive, pape Urbain V en consistoire général en détermina, et condamna le chevalier, et jugea le clerc en son droit. Le clerc, de la derraine sentence du pape leva lettres et prit possession, et chevaucha tant par ses journées qu’il vint en Berne et montra ses lettres, et se fit mettre par la vertu des bulles du pape en possession de ce dîmage. Le sire de Corasse ot grand’indignation sus le clerc et sus ses besognes, et vint au devant, et dit au clerc : « Maître Pierre ou maître Martin, ainsi comme ou l’appeloit, pensez-vous que pour-vos lettres je doive perdre mon héritage. Je ne vous sais pas tant hardi que vous en levez ni prenez jà chose qui soit mienne, car si vous le faites vous y mettrez la vie. Mais allez ailleurs impétrer bénéfice, car de mon héritage vous n’aurez nient, et une fois pour toutes je vous le défends. » Le clerc se douta du chevalier, car il étoit crueux, et n’osa persévérer. Si se cessa ; et s’avisa que il s’en retourneroit en Avignon ou en son pays, si comme il fit ; mais quand il dut partir il vint en la présence de seigneur de Corasse et lui dit : « Sire, par votre force et non de droit vous me ôtez et tollez les droits de mon église, dont en conscience vous vous mesfaites grandement. Je ne suis pas si fort en ce pays comme vous êtes, mais sachez que, au plus tôt que je pourrai, je vous envoierai tel champion que vous douterez plus que vous ne faites moi. » Le sire de Corasse, qui ne fit compte de ses menaces, lui dit : « Va à Dieu, va, fais ce que tu peux ; je te doute autant mort que vif. Jà pour tes paroles je ne perdrai mon héritage. »