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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/443

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LIVRE III.

il en ot trop grand’joie et lui dit : « Sire de Corasse, tenez-le à amour ; je voudrois bien avoir un tel messager ; il ne vous coûte rien et si savez véritablement tout quant que il avient par le monde. » Le chevalier répondit : « Monseigneur, aussi ferai-je. »

« Ainsi étoit le sire de Corasse servi de Orton, et fut un long-temps. Je ne sais pas si cil Orton avoit plus d’un maître, mais toutes les semaines de nuit, deux ou trois fois, il venoit visiter le seigneur de Corasse et lui recordoit des nouvelles qui étoient avenues ès pays où il avoit conversé, et le sire de Corasse en escripsoit au comte de Foix lequel en avoit grand’joie, car c’étoit le sire en ce monde qui plus volontiers oyoit nouvelles d’étranges pays. Une fois étoit le sire de Corasse avec le comte de Foix ; si jangloient entre eux deux ensemble de Orton, et chéy à matière que le comte lui demanda : « Sire de Corasse, avez-vous point encore vu votre messager ? » Il répondit : « Par ma foi, monseigneur, nennil, ni point je ne l’ai pressé. » — « Non, dit-il, c’est merveille ; si il me fut aussi bien appareillé comme il est à vous, je lui eusse prié que il se fût démontré à moi. Et vous prie que vous vous en mettez en peine, si me saurez à dire de quel forme il est, ni de quel façon. Vous m’avez dit qu’il parole le gascon si comme moi ou vous. » — « Par ma foi, dit le sire de Corasse, c’est vérité, il le parole aussi bien et aussi bel comme moi et vous ; et par ma foi je me mettrai en peine de le voir, puisque vous le me conseillez. »

« Avint que le sire de Corasse, comme les autres nuits avoit été, étoit en son lit en sa chambre, de côté sa femme laquelle étoit jà toute accoutumée de ouïr Orton et n’en avoit mais nul doute. Lors vint Orton, et tire l’oreiller du seigneur de Corasse qui fort dormoit ; le sire de Corasse s’éveilla tantôt et demanda : « Qui est cela ? » il répondit : « Ce suis-je, voire Orton. » — « Et dont viens-tu ? » — « Je viens de Prague en Bohême ; l’emperière de Rome est mort. » — « Et quand mourut-il ? » — « Il mourut devant hier. » — « Et combien a de ci en Prague en Bohême ? » — « Combien, dit-il, il y a bien soixante journées. » — « Et si en es sitôt venu ? » — « M’ait Dieu ! voire, je vais aussitôt ou plutôt que le vent. » — « Et as-tu ailes ? » — « M’ait Dieu ! nennil. » — « Et comment donc peux-tu voler sitôt ? » Répondit Orton : « Vous n’en avez que faire du savoir. » — « Non, dit-il, je te verrois volontiers pour savoir de quelle forme et façon tu es. » Répondit Orton : « Vous n’en avez que faire du savoir. Suffise vous quand vous me oyez et je vous rapporte certaines et vraies nouvelles. » — « Par Dieu ! Orton, dit le sire de Corasse, je t’aimerois mieux si je t’avois vu. » Répondit Orton : « Et puisque vous avez tri désir de moi voir, la première chose que vous verrez et encontrerez demain au matin, quand vous saudrez hors de votre lit, ce serai-je. » — « Il suffit, dit le sire de Corasse. Or, va, je te donne congé pour celle nuit. »

Quand ce vint au lendemain matin le sire de Corasse se commença à lever, et la dame avoit telle paour que elle fit la malade, et que point ne se lèveroit ce jour, ce dit-elle à son seigneur qui vouloit que elle se levât : « Voire, dit la dame, si verrois Orton. Par ma foi je ne le veuil, si Dieu plaît, ni voir ni encontrer. » Or dit le sire de Corasse : « Et ce fais-je. » Il sault tout bellement hors de son lit et s’assiéd sur l’esponde de son lit ; et cuidoit bien adonc voir en propre forme Orton, mais ne vit rien. Adonc vint-il aux fenêtres et les ouvrit pour voir plus clair en la chambre, mais il ne vit rien chose que il put dire : « Vecy Orton. » Ce jour passa, la nuit vint. Quand le sire de Corasse fut en son lit couché, Orton vint et commença à parler, ainsi comme accoutumé avoit. « Va, va, dit le sire de Corasse, tu n’es que un bourdeur ; tu te devois si bien montrer à moi hier qui fut, et tu n’en as rien fait. » — « Non ! dit-il, si ai, m’aist Dieu ! » — « Non as. » — « Et ne vites-vous pas, ce dit Orton, quand vous saulsistes hors de votre lit, aucune chose ? » Et le sire de Corasse pensa un petit et puis s’avisa. « Oil, dit-il, en séant sur mon lit et pensant après toi, je vis deux longs fétus sur le pavement qui tournoient ensemble et se jouoient. » — « Et ce étois-je, dit Orton ; en celle forme-là m’étois-je mis. » Dit le sire de Corasse : « Il ne me suffit pas : je te prie que tu te mettes en autre forme, telle que je te puisse voir et connoître. » Répondit Orton : « Vous ferez tant que vous me perdrez et que je me tannerai de vous, car vous me requérez trop avant. » Dit le sire de Corasse : « Non feras-tu, ni te tanneras point de moi : si je t’avois vu une seule fois, je ne te voudrois