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LIVRE III.

en un bois à une demi-lieue du chastel : là avoient bien qui les sçut conduire jusques à autres forteresses en allant en Limousin et en Rouergue ; et les aucuns, quand ils se sentirent hors du péril, se départirent et prirent autres chemins, et dirent que jamais ne vouloient guerroyer. Augerot s’en vint lui cinquième à une ville et chastel de Pierregord que on dit Montroial. Le seigneur du chastel, qui étoit chevalier, le recueillit doucement et joyeusement, car il et toute sa terre est Anglesche ; ni oncques ne se voult tourner François, quand les autres se tournèrent. Toutevoies il en y ot plusieurs de son opinion.

Ainsi se sauvèrent et échappèrent les compagnons de la garnison de Pulpuron, ni oncques un seul varlet ils ne laissèrent derrière ; et furent tout, ou auques près, là où ils vouloient être, avant que on sçut en l’ost que ils étoient devenus. Au tiers jour après celle issue et département, les seigneurs ordonnèrent un assaut ; et avoient fait charpenter un engin sus quatre roues, auquel engin avoit trois étages, et en chacun étage pouvoient vingt arbalêtriers. Quand tout fut appareillé, on amena et bouta tel engin, que ils appeloient un passe-avant, au plus foible lez du chastel à leur avis, et entrèrent légèrement dedans ; et quand l’engin fut là où ils le vouloient mettre, arbalêtriers commencèrent à traire sus le chastel et nul n’apparoît. Tantôt ils se perçurent que le chastel étoit vide, car nul ne venoit aux défenses. Adonc cessèrent-ils leur trait, car ils ne vouloient pas perdre leurs sajettes ; trop envis les perdent et volontiers les emploient. Si descendirent jus de leur engin et vinrent aux seigneurs qui là s’arrêtoient, lesquels s’émerveilloient de ce que ils véoient, et leur dirent : « Sachez certainement que il n’y a nulle personne au chastel. » — « Comment le pouvez-vous savoir, » répondit messire Gautier ? — « Nous le savons pourtant que par trait que nous ayons fait nul ne s’est amontré. » Adonc furent ordonnées échelles et mises et appoiées contre le mur : si montèrent compagnons et gros varlets qui étoient taillés de cela faire. Voir est que ils montèrent tout paisiblement, car nul n’étoit au chastel ; et passèrent les murs, et s’avalèrent au chastel, et le trouvèrent tout vide. Si vinrent à la porte et trouvèrent une grande hardelée de clefs qui là étoient. Si firent et cerchèrent tant que ils trouvèrent celle du grand flael qui clooit ; si le défermèrent, et ouvrirent la porte, et avalèrent le pont, et ouvrirent les barrières l’une après l’autre. De tout ce eurent les seigneurs grand’merveille, et par espécial messire Gautier de Passac ; et cuidoit que par enchantement ils s’en fussent allés et partis du chastel ; et demanda aux chevaliers qui là étoient comment ce pouvoit être. À la parole de messire Gautier s’avisa le sénéchal de Toulouse ; si répondit et dit : « Sire, ils ne s’en peuvent être allés fors par dessous terre ; et je crois bien que il y ait aucune allée dedans terre par la quelle ils se sont vidés. » Adonc fut regardé partout le chastel où celle caverne ou allée pouvoit être ; on la trouva ens ès celliers, et l’huis de l’allée tout ouvert. Les seigneurs la vouldrent voir et la virent, dont messire Gautier ot très grand’merveille ; et demanda au sénéchal de Toulouse : « Messire Hugues, ne saviez-vous point celle croute et conduit ? » — « Par ma foi, sire, répondit messire Hugues, je avois bien ouï dire que telle chose avoit céans, mais point n’y pensois ni ne m’en donnois de garde que ceux qui s’en sont allés s’en dussent partir par la cave. » — « En nom Dieu, dit messire Gautier, si ont fait, ainsi comme il appert. Et sont donc les chastels de ce pays de telle ordonnance ? » — « Sire, dit messire Hugues, de tels chastels a plusieurs en ce pays ; et par espécial tous les chastels qui jadis furent à Regnault de Montauban sont de telle condition ; car quand lui et ses frères guerroyèrent au roi Charlemaigne de France, ils les firent ordonner de telle façon par le conseil de Maugin[1] leur cousin ; car quand le roi

  1. La lecture des romans de chevalerie était alors générale dans tous les châteaux, et l’histoire de Charlemagne attribuée à l’archevêque Turpin était regardée comme parfaitement authentique. (V. les deux ouvrages intitulés De vita Caroli magni et Rolandi et Gesta Caroli Magni ad Carcassonam et Narbonam, publiés par Sebastiano Ciampi, à Florence en 1822 et 1823.) Ces romans ont fini par prendre toute l’autorité de l’histoire, et sont devenus même aujourd’hui des traditions accréditées dans le pays. Les habitans des Pyrénées connaissent tous le nom de Charlemagne et de ses douze pairs. « L’un, dit M. Faget de Baure (Essais historiques sur le Béarn), vous montre cette montagne que le paladin Roland entr’ouvrait d’un coup de cimeterre ; on l’appelle encore la Brèche de Roland. L’autre vous indique l’endroit où l’hippogriffe s’arrêta, après avoir franchi d’un saut un espace de quatorze lieues, et vous reconnaissez l’empreinte de ses pieds, ferrés. Près de Bayonne on rencontre le château du Sar-