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LIVRE III.

de grains de millet devant eux ; ils s’y attachèrent par telle façon que, en moins de une heure ils l’eurent tout recueilli ; et encore de l’autre en eussent-ils mangé assez, car ils avoient grand’faim. Adonc parla le comte de Nazarat aux messagers de l’Amorath, et se retourna sur eux et dit : « Beaux seigneurs, avez-vous vu comment le millet que l’Amorath, en moi menaçant, m’a envoyé est dévoré et mis à nient par celle poulaille ; encore en mangeroient-ils bien assez si ils l’avoient. » — « Oil, répondirent-ils ; pourquoi le dites-vous ? » — « Je le dis pourtant, dit le comte, que votre réponse gît en ce que je vous ai fait exemple. L’Amorath me mande que si je n’obéis à lui il me mettra dedans ma terre gens d’armes sans nombre. Et lui dites, de par moi, que je les attendrai ; mais il n’en fera jà tant venir qu’ils ne soient tous dévorés, si comme le millet a été de la poulaille[1]. »

« Quand les ambassadeurs de l’Amorath-Bakin eurent eu celle réponse du comte de Nazarat, si furent tous pensieus ; et prirent congé et se départirent, et firent tant par leurs journées que ils retournèrent là où l’Amorath étoit à grand’puissance. Ils lui recordèrent tout ainsi comme vous avez ouï, et comment le comte de Nazarat, par semblant, ne faisoit compte de ses menaces. De celle réponse fut l’Amorath durement courroucé, et dit que la chose ne demeureroit pas ainsi, et que, voulsist ou non le comte de Nazarat, il entreroit par son pays en Honguerie, et mettroit toute la terre du comte à destruction, pourtant que si présomptueuse réponse il avoit fait.

« Or faut-il que je vous dise quelle chose le comte de Nazarat fit. Il, qui se sentoit tout défié de l’Amorath-Bakin, et bien savoit que hastément il auroit autres nouvelles de lui, se pourvéy grandement sur ce, et escripsit et manda tantôt autour de lui à tous chevaliers et écuyers, et à toutes gens qui étoient de défense et taillés de garder l’entrée et le pas par où l’Amorath et son peuple devoient entrer en Honguerie, et leur manda étroitement que, ces lettres vues, ou les messagers ouïs que devers eux envoyoit, ils se traissent avant, car on n’avoit nul jour ; et étoit l’Amorath à toute sa puissance ès plaines de Hauteloge, et qu’il convenoit aider à garder et défendre sainte chrétienté. Tous obéirent et vinrent devers le comte qui se pourvéoit fort ; et plusieurs y vinrent qui les nouvelles ouïrent, qui point ne furent mandés, pour aider à exaulser notre foi et détruire les mescréans. Encore fit le comte de Nazarat autre chose, car il fit couper les hauts bois ens ès forêts et ens ès montagnes et coucher tout de travers, parquoi les Turcks ne pussent trouver point de nouvel chemin ni faire ; et s’en vint sur un certain pas, là où il pensoit et bien savoit et convenoit que l’Amorath-Bakin ou ses gens passassent et entrassent en Honguerie, atout bien dix mille hommes Hongrès et bien dix mille arbalêtriers ; et mit sur les deux èles des chemins et des pas plus de deux mille hommes puissans, tous tenans haches et guignies pour couper les bois et clorre les chemins quand il l’ordonneroit.

« Quand tout ce fut fait, il dit à tous ceux qui avec lui étoient : « Seigneurs, sans faute l’Amorath-Bakin viendra, puisque il le m’a mandé ; or, soyez tous prud’hommes et aidez â garder ce passage ; car si les Turcks le conquièrent, toute Honguerie est en péril et en aventure d’être perdue. Nous sommes en fort lieu ; un de nous en vaut quatre. Encore nous vaut mieux mourir à honneur, en gardant notre héritage et la foi de Jésus-Christ, que vivre à honte et en servage dessous ces chiens mescréans, quoique l’Amorath soit certes moult vaillant homme et prud’homme en sa loi. » Tous répondirent : « Sire, nous attendrons l’aventure avecques vous ; viennent les Turcks si veulent, nous sommes prêts de les recueillir. »

« Et de toutes ces ordonnances, ni de ce passage garder, ni des hauts bois qui étoient coupés ne savoient rien les Turcks ; car le comte de Naza-

  1. Cet apologue paraît avoir été familier aux Orientaux. Le poète persan Firdoussi, ayant à parler, dans son poème épique intitulé Chah-nameh, des conquêtes d’Alexandre, roi de Macédoine, en Asie, sur Darius, s’exprime ainsi : « Dârâ (Darius) envoya alors un message au prince grec, par lequel il lui fit présenter une raquette, une paume et un sac rempli de grains de sésame. Son intention était de se moquer, par les deux premiers objets, de la jeunesse d’Alexandre, et d’indiquer par le dernier l’armée innombrable avec laquelle il comptait l’attaquer, Alexandre prit dans sa main la raquette et dit : « Ceci est l’image de ma puissance, avec le secours de laquelle je jetterai loin tout comme une paume le pouvoir de Dârâ. » Puis, faisant apporter une poule, il ajouta qu’elle allait montrer ce que deviendrait la nombreuse armée du Chah : la poule, en effet, mangea les grains ; et le prince grec envoya, en outre, une coloquinte à son ennemi, pour lui indiquer l’amertume du sort qui l’attendait.