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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/462

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

rat, pour la doutance des espies, et que leurs convenans ne fussent révélés et sçus devers l’Amorath-Bakin, avoit mis certaines gens sur les passages, ens ès quels il se confioit autant comme en lui-même, qui bien gardoient de jour et de nuit que nul n’allât devers les Turcks.

« L’Amorath-Bakin ne mit pas en oubli son emprise ; mais dit que il envoieroit voir et visiter à son grand dommage et destruction la terre au comte de Nazarat, car il ne vouloit pas que il fût trouvé en bourde de ce que il avoit promis. Il prit environ soixante mille hommes des siens, car il en avoit bien deux cent mille sur les champs, et leur bailla quatre capitaines de sa loi et de son hôtel ; le duc Mansion de Meke[1], le garde de Damiette, Aphalory de Samarie et le prince de Cordes, fils à l’Amustant de Cordes, qui s’appeloit Brahin ; et leur dit ainsi au départir : « Allez-vous-en à tous vos gens, ceux que je vous ai délivrés, c’est à savoir les dessus nommés ; c’est assez pour ouvrir le passage de Honguerie ; et entrez en la terre du comte de Nazarat, et la détruisez toute. Si très tôt, comme je saurai que vous y serez logés, je vous irai voir à tout le demeurant de mon peuple : je vueil toute Honguerie mettre en ma subjection et puis le royaume d’Allemagne. Il m’est destiné : si disent les sorts de mon pays et les devins d’Égypte, que je dois être sire et roi de tout le monde. Et le lieu où je irois le plus volontiers ce seroit à Rome, car elle est anciennement de notre héritage ; et nos prédécesseurs l’ont conquise et gouvernée plusieurs fois, et là vueil-je porter couronne. Et menerai le calipse de Baudes[2] et le Cakem de Tartarie, et le soudan de Babylone, qui m’y couronneront. »

« Ceux répondirent, qui étoient à genoux devant l’Amorath, que ils accompliroient son désir. Et se départirent de lui atout soixante mille Turcks, entre lesquels il en y avoit vingt mille, de tous les plus aidables, les plus preux, les plus armerets de toute Turquie, et ceux menoient l’avant-garde.

« Tant exploitèrent ceux que ils vinrent entre les montagnes de Nazarat ; et ne trouvèrent en l’entrée des pas nul empêchement ; et se boutèrent ceux de l’avant-garde dedans ; et les conduisoient le duc de Meke et le duc de Damiette ; et passa celle avant-garde toute l’embûche du comte de Nazarat, et encore des autres grand’foison. Quand le comte et les Hongueriens virent qu’ils en avoient leur charge, ils firent ouvriers entrer en œuvre et abattre bois et gros sapins de travers les pas, et empêchèrent si les détroits que tout fut clos ; ni il n’étoit pas en puissance d’homme de point aller avant. Là y ot enclos bien trente mille Turcks qui furent des Hongrès assaillis et traits des deux parts des bois. Là furent-ils tellement menés que tous y demeurèrent ni oncques un tout seul n’en fut sauvé ; et y furent occis les deux ducs. Bien en y avoit aucuns qui se cuidoient sauver pour entrer ens ès bois ; mais non firent, car ils furent chassés et versés et morts, ni oncques Turck ne se sauva. Or retournèrent ceux de l’arrière-garde qui ne purent passer, pour le grand empêchement des bois que on leur avoit coupés au devant, et recordèrent à l’Amorath le grand meschef qui étoit avenu à ses gens. L’Amorath de ces nouvelles fut moult pensieuf, et appela son conseil pour savoir quelle chose étoit bonne à faire, car il avoit perdu la fleur de sa chevalerie.

« Par celle déconfiture, dit le roi d’Arménie au roi de France et à ses oncles qui là étoient, et aucuns hauts barons de France qui volontiers l’ouoient parler, fut l’Amorath-Bakin grandement retardé de faire ses emprises, et a toujours depuis trop grandement douté les Chrétiens ; car en devant, il ne les connoissoit ni n’avoit eu point de guerre à eux, fors au soudan et à l’amiral[3] de Meke et au Cakem de Tartarie et au roi de Tarse, desquels il est aussi tout souverain ; ni il n’y a si puissant roi jusques en Inde qui l’ose courroucer. Il a depuis bien mandé au comte de Nazarat que, sur sauf conduit, il le vienne voir ; et dit que il le verroit plus volontiers que nul seigneur du monde ; et en recorde grand bien, pourtant que si briévement il se pourvéy de conseil et de confort et le montra de fait ; et dit bien l’Amorath que il est moult vaillant homme ; et le cuide et le tient encore pour plus vaillant homme assez que il ne soit. On a bien conseillé au comte de Nazarat que il le voise voir et que bien il se pût assurer sur

  1. Tous ces noms sont si défigurés qu’il m’est impossible de les reconnaître.
  2. D’autres manuscrits disent le Galifu de Baudas. Il est évident qu’on a voulu désigner par-là le calife de Bagdad ; mais à cette époque il n’y avait plus de califes de Bagdad.
  3. L’émir de la Mekke.