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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

à femme, car elle le vouloit bien avoir à mari, pourtant que il est de noble sang et de haute extraction ; et se fesist roi et sire des pays dont elle se clamoit dame. Et les autres lui conseilloient que non, et que il en pourroit bien prendre un mauvais coron ; car les enfans du roi Louis, qui avoit été couronné en la cité de Bar, étoient jeunes et avoient grand’foison de bons amis et de prochains, et par espécial le roi de France, leur cousin germain, qui les vouloit aider, et leur dame de mère la roine Jeanne, duchesse d’Anjou et du Maine, laquelle étoit de grand pourchas. Toutes ces doutes lui remettoient aucuns de son conseil au devant. Pourquoi messire Ostes se abstreignit et dissimula par un temps, et ne obtenoit ni l’une partie ni l’autre.

En ce temps avoient enclos en la cité de Péruse celui qui s’escripsoit pape Urbain les souldoyers du pape Clément qui se tenoient en Avignon, le sire de Monteroie, un moult vaillant chevalier de la comté de Genieuve et de Savoie, et messire Thalebart, un chevalier de Rodes, et messire Bernard de la Salle ; et fut là moult abstreint le dit pape, et près sur le point d’être pris ; et ne tint que à vingt mille francs, si comme je fus adonc informé, que un capitaine allemand, tenant grands routes, qui s’appeloit le comte Conrad, l’eût délivré ès mains des gens le pape Clément, si il les eût eus. Donc messire Bernard de la Salle en fut envoyé en Avignon, et démontra tout ce au pape et aux cardinaux ; mais on n’y put entendre tant qu’à délivrer la finance, car la cour étoit si povre que point d’argent n’y avoit. Et retourna messire Bernard mal content au siége de Peruse. Si se dissimulèrent et refreignirent les choses, et les Pérusiens aussi, et cil comte Conrad, et aussi Urbain de ce péril ; et s’en vint à Rome, et là se tint.

Bien sais que au temps avenir on s’émerveillera de telles choses, ni comment l’église put cheoir en tel trouble, ni si longuement demeurer ; mais ce fut une plaie envoyée de Dieu pour aviser et exemplier le clergé du grand état et des grands superfluités que ils tenoient et faisoient ; combien que les plusieurs n’en faisoient compte, car ils étoient si aveuglés d’orgueil et d’outre-cuidance que chacun vouloit surmonter ou ressembler son plus grand. Et pour ce alloient les choses mauvaisement. Et si notre foi n’eût été si fort confirmée au humain genre, et la grâce, du Saint-Esprit qui r’enluminoit les cœurs desvoiés et les tenoit fermes en une unité, elle eût branlé et croulé ; mais les grands seigneurs terriens, de qui le bien de commencement vient à l’église, n’en faisoient encore que rire et jouer au temps que je escripsis et chroniquai ces chroniques l’an de grâce mil trois cent quatre vingt dix.

Donc moult de peuple commun s’émerveilloient comment si grands seigneurs, tels que le roi de France, le roi d’Allemagne et les rois et les princes chrétiens, n’y pourvéoient de remède et de conseil. Or, y a un point raisonnable pour apaiser les peuples et excuser les hauts princes, rois, ducs et comtes, et tous seigneurs terriens. Et exemple : néant plus que le my-œuf[1] de l’œuf ne peut sans la glaire, ni la glaire sans le mi-œuf, néant plus ne peuvent les seigneurs et le clergé l’un sans l’autre ; car les seigneurs sont gouvernés par le clergé, ni ils ne se sauroient vivre, et seroient comme bêtes, si le clergé n’étoit ; et le clergé conseille et enorte les seigneurs à faire ce que ils font.

Et vous dis acertes que, pour faire ces chroniques, je fus en mon temps moult par le monde, tant pour ma plaisance accomplir et voir les merveilles de ce monde, comme pour enquérir les aventures et les armes, lesquelles sont escriptes en ce livre. Si ai pu voir, apprendre et retenir de moult d’états ; mais vraiment, le terme que j’ai couru par le monde, je n’ai vu nul haut seigneur qui n’eût son marmouset[2], ou de clergé, ou de garçons montés par leurs gengles et par leurs bourdes en honneurs, excepté le comte de Foix ; mais cil n’en ot oncques nuls, car il étoit sage naturellement ; si valoit son sens plus que nul autre sens que ou lui pût donner. Je ne dis mie que les seigneurs qui usent par leurs marmousets soient fous, mais ils sont plus que fous, car ils sont tous aveugles et si ont deux yeux.

Quand la connoissance vint premièrement au roi Charles de France de bonne mémoire du différend de ces papes, il se cessa et s’en mit sur son clergé. Les clercs de France en déterminèrent, et prindrent le pape Clément pour la plus saine partie. À l’opinion du roi de France s’accordèrent et tinrent le roi de Castille et le roi

  1. Le my-œuf, moyœuf ou moyeu de l’œuf, ou le jaune d’œuf.
  2. Favori.