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LIVRE III.

d’Escosse, pour la cause de ce que pour le temps que ce scisme vint en l’église, France, Castille et Escosse étoient conjoints ensemble par alliance ; car le royaume d’Angleterre leur étoit adversaire. Le roi d’Angleterre et le roi de Portingal furent contraires à l’opinion des royaumes dessus dits, car pareillement ils étoient conjoints ensemble ; si vouloient tenir l’opinion contraire de leurs ennemis. Le comte de Flandre en détermina tantôt, si comme il est contenu ci-dessus en celle histoire ; car son courage ne s’inclina oncques à Clément qu’il fût droit pape, pour la cause de ce que Clément fut à la première élection à Rome de l’archevêque de Bar et cardinal de Gennève, que il s’appeloit, et escripsist au comte de Flandre que ils avoient pape élu par bonne et due élection, lequel on nommoit Urbain. Si que, tout comme il vesquit, il tint celle opinion. Et autant le roi d’Allemagne et tout l’empire ; et aussi Honguerie.

Donc en escripsant de ces états et différends que de mon temps je véois au monde et en l’église qui ainsi branloit, et des seigneurs terriens qui se souffroient et dissimuloient, il me alla souvenir et revint en remembrance comment, de mon jeune temps, le pape Innocent régnant en Avignon[1], l’on tenoit en prison un frère mineur durement grand clerc, lequel s’appeloit frère Jean de Roche Taillade. Cil clerc, si comme on disoit lors, et que j’en ouïs parler en plusieurs lieux, en privé non en public, avoit mis hors et mettoit plusieurs autorités et grands et notables, et par espécial des incidences fortuneuses qui advinrent de son temps et sont encore avenues depuis au royaume de France, et de la prise du roi Jean. Il parla moult bien, et montra aucunes voies raisonnables, que l’église auroit encore moult à souffrir pour les grands superfluités que il véoit et qui étoient entre ceux qui le bâton du gouvernement avoient. Et pour le temps de lors que je le vis tenir en prison, on me dit une fois au palais du pape en Avignon un exemple que il avoit fait au cardinal d’Ostie que on disoit d’Arras et au cardinal d’Aucerre qui l’étoient allé voir et arguer de ses paroles. Donc, entre les défenses et raisons que il mettoit en ses paroles, il leur fit un exemple par telle manière comment vous orrez ci ensuivant, et ve-le-ci.

Ce dit frère Jean de Roche Taillade :

« Il fut une fois un oiseau qui naquit et apparut au monde sans plumes. Les autres oiseaux, quand ils le sçurent, l’allèrent voir, pourtant qu’il étoit si bel et si plaisant en regard. Si imaginèrent sur lui et se conseillèrent quelle chose ils en feroient ; car sans plume il ne pouvoit voler. Et sans voler il ne pouvoit vivre. Donc dirent-ils que ils vouloient que il vesquesist, car il étoit trop durement bel. Adonc n’y ot là oisel qui ne lui donnât de ses plumes ; et plus étoient gentils et plus lui en donnoient ; et tant que cil bel oisel fut tout empenné et commença à voler. Et encore en volant prenoient tous les oiseaux, qui de leurs plumes lui avoient donné, grand’plaisance. Cil bel oiseau, quand il se vit si au-dessus de plumage, et que tous oiseaux l’honoroient, il se commença à enorgueillir, et ne fit compte de ceux qui fait l’avoient, mais les bequoit et poignoit et contrarioit. Les oiseaux se mistrent ensemble et parlèrent de cel oisel, que ils avoient empenné et cru ; et demandèrent l’un à l’autre quel chose en étoit bon à faire, car ils lui avoient tant donné du leur que ils l’avoient si engrandi et enorgueilli qu’il ne faisoit compte d’eux. Adonc répondit le paon : « Il est trop grandement embelli de mon plumage, je reprendrai mes plumes. » — « En nom Dieu ! dit le faucon, aussi ferai-je les miennes. » Et tous les autres oiseaux aussi en suivant, chacun dit que il reprendroit ce que donné lui avoit ; et lui commencèrent à retollir et à ôter son plumage. Quand il vit ce, si s’humilia grandement et reconnut or primes que le bien et l’honneur que il avoit, et le beau plumage, ne lui venoit point de lui, car il étoit né au monde nu et povre de plumage, et bien lui pouvoient ôter ses plumes, ceux qui donné lui avoient, quand ils vouloient. Adonc leur cria-t-il merci, et leur dit que il s’amenderoit, et que plus par orgueil ni par bobant il n’ouvreroit. Encore de rechef les gentils oisels qui emplumé l’avoient en orent pitié quand ils le virent humilier, et lui rendirent plumes ceux qui ôtées lui avoient, et lui distrent aurendre : « Nous te véons volontiers entre nous voler, tant que par humilité tu veuilles ouvrer, car moult bien y affiert ; mais saches, si tu t’en orgueillis plus, nous te ôterons tout ton plumage et te mettrons au point où nous te trouvâmes. »

« Ainsi, beaux seigneurs, disoit frère Jean aux

  1. Innocent VI, pape de 1352 à 1362.