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LIVRE III.

tres bâtarde, et plus que bâtarde, car elle fut fille d’une dame de Portingal[1], laquelle avoit encore son mari vivant, un chevalier du pays de Portingal, que on appeloit messire Jean Lorens de Coingne. Et lui avoit le roi de Portingal tollu sa femme. Bien est vérité que madame Éléonor de Coingne il avoit à épouse, et le chevalier bouté hors du pays de Portingal ; lequel s’en étoit allé demeurer avecques le roi de Castille ; ni il ne s’osoit tenir en Portingal, combien que de haut parage il y fut, pour la doutance du roi qui tenoit sa femme. Ce sont bien choses à émerveiller ; car le roi Ferrant de Portingal tenoit sa fille à légitimée et l’avoit faite dispenser du pape Urbain de Rome sixième ; et quand la paix fut faite des deux rois de Castille et de Portingal, et que un chevalier de Portingal, qui s’appeloit messire Jean Ferrant Andere, lequel étoit tout le cœur et le conseil du roi de Portingal, traita la paix, il fit le mariage de la fille du roi Ferrant au roi Jean de Castille, qui lors étoit vesve de la fille le roi Dam Piètre d’Arragon ; combien que le roi de Castille et son conseil avoient, au mariage faire, bien mis avant toutes ces doutes de la fille non être héritière de Portingal ; mais le roi de Portingal, pour assurer le roi de Castille, l’avoit fait jurer aux plusieurs hauts nobles de Portingal que, après son décès, ils la tenroient à dame ; et retourneroit le royaume de Portingal au roi de Castille[2]. Et avoit fait le roi de Portingal obliger les bonnes villes envers le roi de Castille à tenir à roi, en la somme et peine de deux cent mille francs de France. Et combien que le dessus dit chevalier, Jean Ferrant Andere, se fût embesogné, en espèce de bien, pour mettre paix et concorde entre Castille et Portingal, et pour le désirer et plaisance de son seigneur accomplir, si en fut-il mort et occis de ceux de Lussebonne de la communauté qui eslisirent le maître de Vis à roi, et le vouldrent avoir de force ; car ils disoient que, pour retourner en Portingal ce que dessous dessus, ils ne seroient jà en la subjection du roi de Castille ni des Cateloings, tant les héent-ils ; ni oncques ne les pourroient aimer, ni les Casteloings eux. Et disoient les Lussebonnois, qui furent principalement émouvement de celle guerre, que la couronne de Portingal ne pouvoit venir à femme ; et que la roine de Castille n’en étoit pas héritière, car elle étoit bâtarde, et plus que bâtarde ; car le roi Ferrant vivant et mort, encore vivoit Jean Ferrant de Coingnes[3], mari à sa dame de mère. Et pour ce élurent-ils à roi le maître de Vis, et le couronnèrent. Et demeurèrent avecques lui de commencement quatre cités et bonnes villes, c’est à entendre : Lussebonne, Evre, Connimbres et le Port de Portingal, et aussi plusieurs hauts barons et chevaliers de Portingal qui vouloient avoir un roi et un seigneur avecques eux et qui véoient la grand’volonté que les communautés des pays avoient à ce maître de Vis. Et une des incidences qui plus émut les communautés premièrement de Portingal à non être en la grâce et subjection du roi de Castille, je le vous dirai.

Les Espaignols que je nomme Casteloings, quand fut fait l’alliance de Castille et de Portingal, et que le roi Ferrant eut enconvenancé le royaume de Portingal à venir après son décès au roi Jean de Castille, et que les Espaignols trouvoient les Portingalois, ils se gaboient d’eux et disoient : « Ô gens de Portingal, veuilliez ou non, vous retournerez en notre danger ; nous vous tenrons en subjection et en servage, et vous ensoignerons si comme esclaves et juifs, et ferons de vous notre volonté. » Les Portingalois disoient et répondoient : que jà n’aviendroit ni que jà ne seroient en subjection de nul homme du monde fors que de eux. Et pour celle cause et ces paroles reprochables des Espaignols, prindrent-ils ce maître de Vis, frère bâtard du roi Ferrant et fils du roi Piètre de Portingal.

Tant que le roi Ferrant vesqui, il ne fit compte de ce bâtard, et n’eût jamais cuidé ni supposé que les communautés de son royaume, lui mort, l’eussent élu et pris à roi et laissé sa fille : mais si firent. Et bien l’avoit dit au roi Ferrant Jean Ferrant Andere, son chevalier, que les communautés avoient grandement sa grâce sur lui et que il seroit bon mort ; mais le roi Ferrant avoit répondu : que les communautés n’avoient nulle puissance sur les nobles de son pays, et que le

  1. Dona Léonor Telles, fille de Martino Affonso Tello et femme de Joam Lourenço da Cunha.
  2. Ce traité fut fait par l’entremise de D. Juan Garcia Manrique, archevêque de Santiago et chancelier de Castille.
  3. Joam Lourenço da Cunha.