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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

cardinaux qui étoient en sa présence, vous en avenra ; car l’empereur de Rome et d’Allemagne, et les rois chrétiens, et les hauts princes terriens, vous ont donné les biens et les possessions et les richesses pour servir Dieu, et vous les dispensez et aliénez en orgueil, en bobant, en pompes et en superfluités. Que ne lisez-vous la vie de saint Sylvestre, pape de Rome, premier après saint Pierre[1] ? Et imaginez et considérez en vous justement, comment Constantin lui donna premièrement les dîmes de l’église et sur quelle condition ? Sylvestre ne chevauchoit point à deux cents ni à trois cents chevaux parmi le monde ; mais se tenoit simplement et closement à Rome, et vivoit sobrement avecques ceux de l’église, quand l’ange, par la grâce de Dieu, lui annonça comment l’empereur Constantin, qui étoit mescréant et incrédule, l’envoieroit quérir ; car il lui étoit aussi révélé par l’ange de Dieu que Sylvestre lui devoit montrer la voie de sa guérison, car il étoit si malade de mesellerie que il chéoit tout par pièces[2]. Et quand il fut devant lui, il lui montra la voie de baptême et le baptisa[3], et il fut guéri. Donc l’empereur Constantin, pour celle grâce et vertu que Dieu lui fit, il crut en Dieu et fit croire tout son empire, et donna à Sylvestre et à l’église toutes les dîmes ; car au devant ce, les empereurs de Rome les tenoient ; et lui donna encore plusieurs beaux dons et grandes seigneuries, en augmentant notre foi et l’église. Mais ce fut son intention que ces biens et seigneuries on les gouverneroit justement, en humilité et non pas en orgueil, ni en bobant, ni en présomption. Mais on en fait à présent tout le contraire : pourquoi Dieu s’en courroucera une fois si grandement sur ceux qui sont et qui au temps avenir viendront, que les nobles qui se sont élargis de donner les rentes, les terres et les seigneuries que ceux de l’église tiennent, s’en refroidiront de donner avant, et retouldront espoir ce que donné ont ; et si ne demeurera point longuement. »

Ainsi frère Jean de Roche Taillade, que les cardinaux pour ce temps faisoient tenir en prison en Avignon, démontroit ces paroles, et exemplioit ceux qui entendre y vouloient ; et tant que moult souvent les cardinaux en étoient tous ébahis ; et volontiers l’eusseut condempné à mort, si nulle juste cause pussent avoir trouvée en lui, mais nulle n’en y véoient ni trouvoient ; si le laissèrent vivre tant qu’il put durer. Et ne l’osoient mettre hors prison, car il proposoit ses choses si profond, et alléguoit tant de hautes escriptures que espoir eût-il fait le monde errer. Toutes voies a-t-on vu avenir, ce disent les aucuns, qui ont mieux pris garde à ses paroles que je n’ai, moult des choses que il mit avant et qu’il escript en prison ; et tout vouloit prouver par l’Apocalypse. Les preuves véritables dont il s’armoit le sauvèrent de non être ars plusieurs fois ; et aussi il y avoit aucuns cardinaux qui en avoient pitié et ne le grévoient pas du plus que ils pouvoient[4].

Nous nous souffrirons à parler de toutes telles ennarrations et retournerons à notre principale matière et histoire d’Espaigne et de Portingal, aussi de France et d’Angleterre, et recorderons des aventures et avenues qui y vinrent en celle saison, lesquelles ne sont pas à oublier.

CHAPITRE XXVIII.

Comment ceux de Lussebonne, qui tenoient la partie du roi de Portingal, envahirent moult grandement ceux de Castille, pour les outrageuses paroles que ceux de Castille leur disoient.


Vous avez bien ci-dessus ouï recorder comment le roi Jean, fils au roi Dam Piètre de Portingal, qui fut moult vaillant homme et frère bâtard au roi Dam Ferrant, étoit entré en la possession et héritage du royaume de Portingal, par le fait et enhardissement seulement de quatre cités et villes de Portingal ; car on n’en doit pas demander ni encoulper les nobles et les chevaliers du royaume de Portingal, car de commencement ils se acquittèrent loyaument envers le roi Damp Jean de Castille et sa femme madame Biétrice, si comme je vous déterminerai et éclaircirai briévement. Et quoique plusieurs tinssent l’opinion de celle dame, si la nommoient les au-

  1. Sylvestre était le trente-deuxième pape, en comptant saint Pierre. Il occupa le trône pontifical de 314 à 336.
  2. Cette tradition est différente de la tradition commune qui attribue la conversion de Constantin à l’apparition de la croix lumineuse placée depuis sur le Labarum.
  3. Ce ne fut pas sous le pontificat de Sylvestre, mais sous celui de son prédécesseur Miltiade ou Melchiade qu’eut lieu en 312 la conversion de Constantin au christianisme.
  4. Les querelles des papes avec les empereurs et avec Philippe-le-Bel, et le scandale de leurs divisions avaient diminué l’autorité des papes, et l’esprit de la réforme, qu’on avait cherché à étouffer dans les bûchers au siècle précédent, commençait à se faire jour dans toute l’Europe.