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LIVRE II.

chées on ne les pouvoit approcher ; et est Chierbourch un des forts châteaux du monde. Ceux qui étoient en garnison à Valogne étoient durement courroucés de ce que ils ne pouvoient porter dommage aux Anglois qui hérioient le pays : si s’avisa messire Olivier du Claiquin, frère à messire Bertrand du Claiquin, que il viendroit à la couverte chevaucher parmi les bois et aviser Chierbourch du plus près, pour savoir si on pourroit mettre devant le siége : à tout le moins, si ils pouvoient prendre la ville qui siéd bien en sus du châtel, ils feroient un grand exploit ; et tantôt ils l’auroient si fortifiée que ceux du châtel ne pourroient issir ni saillir dehors que ils ne reçussent dommage. Messire Olivier en ce propos persévéra, et prit environ quarante lances et guides qui bien le sçurent mener parmi les bois, et se partirent par un matin de Valogne ; et tant chevauchèrent que ils vinrent outre les bois à l’encontre de Chierbourch.

En ce propre jour étoit messire Jean d’Arondel dedans le bourg venu ébattre, et là avoit amené avec lui un écuyer navarrois qui s’appeloit Jean Kocq pour montrer la ville ; et ve-là que nouvelles vinrent que les François chevauchoient et étoient là venus pour aviser la place ! « Sire, dit Jean Kocq à messire Jean d’Arondel, j’ai entendu que messire Olivier du Claiquin, frère du connétable, a passé les bois et vient aviser notre forteresse : pour Dieu qu’il soit poursuy ; je vous pense tellement à conduire et mener qu’il ne nous peut échapper que il ne nous vienne dedans les mains ; et tout soit du conquêt moitié à moitié. » — « Par ma foi, dit messire Jean, je le veuil. » Adonc s’armèrent-ils secrètement et montèrent à cheval, et furent environ cent lances, tous compagnons d’élite, et se partirent de Chierbourch, et entrèrent dedans les bois que oncques les François n’en sçurent rien, et entrèrent en leur chevauchée. Quand messire Olivier ot avisé la place, laquelle il vit durement forte et en lieu impossible pour assiéger ni pour ostoier, si se retrait et prit le chemin de Valogne, tout ainsi comme il étoit venu : il n’ot pas chevauché deux lieues, quand velà messire Jean d’Arondel et Jean Kocq et leur route, qui avoient été si justement menés que ils vinrent droit sur eux, en écriant : Notre Dame ! Arondel ! Quand messire Olivier ouït ce cri et les vit de rencontre, si voulsist bien être à Valogne ; et monta tantôt sur bon coursier et se cuida sauver, car il ne se véoit pas à jeu parti pour combattre. Si entrèrent ces gens au bois, l’un çà, l’autre là, et sans défense. Trop petit se tinrent ensemble. Jean Kocq, comme bon homme d’armes et vaillant, poursuit si de près messire Olivier que finablement il le prit et fiança son prisonnier[1] : et y en ot pris des autres environ dix ou douze ; le demeurant se sauvèrent qui se boutèrent ès bois et retournèrent quand ils purent à Valogne et recordèrent à messire Guillaume Des Bordes et aux compagnons qui là étoient comment ils avoient perdu et par embûche, et que messire Olivier du Claiquin étoit demeuré. De ce furent les chevaliers et écuyers qui en Valogne étoient durement courroucés ; mais amender ne le purent. Si fut messire Olivier du Claiquin de ceux dont la garnison de Chierbourch améné au châtel, et fut là dit que il payeroit bien quarante mille francs. De la prise du chevalier furent grandes nouvelles en France et en Angleterre et demeura la chose un temps en cel état.

Messire Olivier du Claiquin demeura prisonnier un temps en Chierbourch en la garde de Jean Kocq Navarrois qui pris l’avoit ; mais messire Jean d’Arondel y ot profit. Depuis fina messire Olivier pour lui et pour tous ceux qui avecques lui furent pris ; mais ce ne fut mie sitôt[2].

Quand la garnison de Chierbourch fut rafraîchie, messire Jean d’Arondel s’en partit et s’en retourna arrière à Hantonne dont il étoit capitaine. Si demeurèrent en Chierbourch avecques messire Jean de Harleston, capitaine du lieu, aucuns chevaliers anglois, tels que messire Jean Copeland, messire Symon Burlé, messire Thomas Pigourde, et plusieurs autres chevaliers et écuyers qui grandement s’en soignèrent tant

  1. Jean Kocq était écuyer navarrois : il paraît que Jean d’Arundel lui contesta la rançon, qui, suivant Froissart, devait être partagée par moitié, car Richard, roi d’Angleterre, par ses lettres du 20 octobre 1378, nomma des commissaires pour juger cette contestation entre les procureurs du roi de Navarre et Jean d’Arundel, maréchal d’Angleterre. Au reste la date de ces lettres peut servir à déterminer le temps de l’entreprise du siége de Cherbourg.
  2. Olivier du Guesclin était encore prisonnier le 10 septembre 1380, comme on voit par les lettres de sauf-conduit accordées ce jour-là par le roi Richard à ceux qui venaient en Angleterre pour payer la rançon d’Olivier du Guesclin.