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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

tous appareillés de faire ce pourquoi ils étoient là venus, tout à leur aise et sans défense, rompirent la mine, de quoi il y ot aucuns mineurs là dedans éteints qui oncques ne s’en partirent, car la mine renversa sur eux. Et quand ils orent ce fait, ils dirent que ils réveilleroient le gait au côté, devers leur ville, afin que ceux de l’ost sentissent et connussent que vaillamment ils s’étoient portés. Si s’en vinrent férir en l’un des côtés de l’ost en écriant leur cri et en abattant tentes, trefs et logis, et en blessant et occiant gens, et tant que l’ost se commença à effrayer durement. Adonc se retrairent Morfonace et sa compagnie dedans Saint-Malo sans point de dommage. Et ceux de l’ost s’armèrent et se trairent devers la tente du duc, qui fut grandement émerveillé de cette avenue et demanda que ce avoit été. On lui recorda, et que par la deffaute du gait on avoit reçu ce dommage et perdu la mine. Adonc fut mandé le comte d’Arondel devant le duc de Lancastre et le comte de Cantebruge : si fut grandement accueilli de cette avenue ; mais il s’excusa au plus bel qu’il put ; et si en fut, si comme je ouïs dire adonc, tout honteux ; et eût eu plus cher à avoir perdu cent mille francs.

Cette besogne avenue et cette mine perdue, les seigneurs de l’ost se trairent ensemble en conseil pour savoir quelle chose ils feroient ; si regardèrent l’un par l’autre que ils avoient perdu leur saison, laquelle chose n’étoit pas à recouvrer, et que de faire nouvelle mine ils ne viendroient jamais à chef, car la saison s’en alloit aval et l’hiver approchoit. Si orent conseil, tout considéré pour le meilleur, que ils se délogeroient et retrairoient en Angleterre. Adonc fut ordonné de par le duc et les maréchaux de déloger et de rentrer en leur navie qui gissoit là à l’ancre au hâvre de Saint-Malo. Tantôt furent délogés, et tout troussé, et mis en vaisseaux : ils avoient vent à volonté ; si entrèrent en leur navie et singlèrent devers Angleterre. Si arrivèrent et prirent terre à Hantonne et là issirent de leurs vaisseaux, et trouvèrent que messire Jean d’Arondel capitaine de Hantonne étoit allé à Chierbourch pour rafraîchir la garnison et voir les compagnons, messire Jean de Harleston et les autres. Ainsi se dérompit en cette saison l’armée des Anglois, et se retrait chacun en son lieu ; et repassèrent Allemands et Hainuyers la mer et retournèrent en leur pays. Si commencèrent à murmurer les communautés d’Angleterre sur les nobles, en disant que ils avoient en cette saison petit exploité, quand Saint-Malo leur étoit échappé ; et par espécial le comte Richard d’Arondel en avoit petite grâce.

Nous nous souffrirons à parler de ceux d’Angleterre, et parlerons des François et de Chierbourch.


CHAPITRE XXXVII.


D’une rencontre où messire Olivier de Glayaquin fut pris prisonnier par les Anglois de la garnison de Chierbourch[1].


Assez tôt après le département de Saint-Malo et que les François orent rafraîchi la ville et le châtel, le connétable de France et les barons orent conseil que ils viendroient mettre le siége devant Chierbourch, dont messire Jean Harleston étoit capitaine, et avoit de-lez lui plusieurs chevaliers et écuyers anglois et navarrois. Mais tout ce grand ost ne se trait mie celle part, ainçois se départirent le duc de Berry, le duc de Bourbon, le duc de Bourgogne, le comte de la Marche, le Dauphin d’Auvergne et tous les chefs des grands seigneurs, et renvoyèrent leurs gens en leurs pays, et plusieurs vinrent voir le roi qui séjournoit à Rouen[2], qui liement les reçut. Aucuns Bretons et Normands, environ trois cents lances, s’en vinrent à Valogne à sept lieues de Chierbourch, et là firent leurs bastides. Bien savoient que messire Jean d’Arondel avoit rafraîchi la garnison ; et supposoient bien qu’il y étoit encore. Entre Chierbourch et Valogne de ce côté ce sont très tous hauts bois et fortes forêts d’une part et d’autre jusques à la cité de Coutances ; et pouvoient ceux de Chierbourch issir et chevaucher sur le pays à l’aventure toutes fois que ils vouloient ; car ils avoient fait parmi le bois un chemin de fortes hayes d’un lez et d’autre, que quand ils étoient en leurs chevau-

  1. Froissart a déjà parlé de cette rencontre au chapitre CCCXCV du premier livre.
  2. Charles V n’était point à Rouen lors de la levée du siége de Saint-Malo ni après. Les Anglais se déterminèrent à lever le siége de cette ville parce que la saison était avancée, et que l’hiver approchait, comme Froissart vient de le dire, et comme le disent tous les historiens : or dans cette saison, et même depuis le 11 mai, les dates des ordonnances et le recueil des pièces pour servir à l’histoire de Charles-le-Mauvais énoncent le roi à Paris ou aux environs, ou partout ailleurs qu’à Rouen.