Aller au contenu

Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/476

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
470
[1385]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et étoient bien quinze cents tous d’une congrégation, et le roi qui est à présent avecques eux ; et s’en vinrent, tout fendant parmi la ville, devers la Monnoie où la roine Aliénor et Jean Ferrant Andère étoient. Encore se boutoient toutes manières de gens et leurs routes. Quand ils furent venus à l’hôtel qu’on dit la Monnoie, on rompit les portes et entra-t-on dedans par force, et vint-on en la chambre de la dame, qui fut moult effrayée quand elle vit tant de peuple venir yreusement sur li. Si se jeta à genoux devant le maître de Vis, et lui pria à mains jointes que on eût pitié de li, car elle ne cuidoit avoir rien forfait, et que à la couronne et à l’héritage de Portingal elle ne demandoit rien ; et bien savoient toutes gens, si il leur en vouloit souvenir : « Mais, je vous prie, maître de Vis, et aussi fais-je à tout ce peuple, que à ce besoin il vous en souvienne, que outre ma volonté le roi Ferrant me mit en la seigneurie et couronne de Portingal, et me prit et épousa et fit roine de ce pays. » — « Dame, répondit maître de Vis, ne vous doutez en rien, car jà de votre corps vous n’aurez mal, ni nous ne sommes point ci venus pour vous porter dommage du corps ni contraire ; mais y sommes venus pour ce traiteur qui là est Jean Ferrant Andère. Si faut qu’il muire tout du commencement ; et puis le venge le roi de Castille, si il peut ; car il a été trop longuement en ce pays son procureur. » À ces mots s’avancèrent ceux qui ordonnés étoient pour ce faire. Si prirent le chevalier et tantôt le mirent à mort. Il n’y eut plus rien fait pour l’heure ni homme assailli ni mort[1], ni plus on n’en vouloit avoir ; mais retourna chacun en son hôtel, et le roi qui est à présent ralla au sien.

« Après la mort de Jean Ferrant Andère, madame Aliénor qui roine avoit été de Portingal, ot conseil et volonté de partir de Lussebonne et de soi traire en Castille, et aller devers le roi et sa fille, car elle avoit été tant effrayée de la mort de son chevalier que elle avoit été sur le point d’être morte : si ne vouloit plus demourer en Portingal, car elle n’y pouvoit avoir paix ni honneur. Si en fit pour li et en son nom requerre et prier maître de Vis. Il s’y accorda légèrement, et dit que il lui plaisoit bien que elle se partisist, et que bien y avoit cause. Si se départit la dame avec tout son arroi de Lussebonne et de Portingal, et chemina tant par ses journées qu’elle vint en la cité de Séville, où le roi de Castille se tenoit pour le temps et la roine aussi ; et quand madame Aliénor fut venue là, elle trouva presque tous les nobles de Castille là assemblés, car il y avoit grand parlement sur le fait de Portingal ; car le roi Jean de Castille se vouloit conseiller comment il se chéviroit ; et disoit que le royaume de Portingal lui étoit venu et échu par la succession du roi Ferrant, père de sa femme, et que quand il la prit à femme et à épouse il lui accorda, et tout le pays aussi.

« Madame Aliénor de Congne fut reçue et recueillie du roi et de sa fille moult doucement, ce fut raison. Adonc fut-elle demandée et examinée des besognes de Portingal, comment elles se portoient. Elle en répondit de tout ce que elle en avoit vu et que elle savoit ; et que bien étoit apparent au pays de Portingal que les communautés couronneroient à roi, si on ne leur alloit au devant, maître de Vis[2], et que jà pour celle cause avoient-ils occis son chevalier Jean Ferrand Andère, pourtant que il soutenoit, et avoit toujours soutenu la querelle du roi de Castille.

« De tout ce que la dame dit, elle fut bien crue, car on en véoit l’apparent ; et aussi plusieurs chevaliers et hauts barons qui avoient plus leur affection au roi de Castille, pour la cause de la fille au roi Ferrant, et pour aussi tenir et garder les sermens solennels que ils avoient faits au roi de Castille, à la requête du roi de Portingal, quand il donna par mariage sa fille au roi de Castille, si s’en vouloient acquitter, se départoient du royaume de Portingal et s’en venoient en Castille, et laissoient leurs terres et leurs héritages sur l’aventure et espoir du retourner. Et tout premièrement le comte Alphons Merle[3] ; le grand prieur de Saint-Jean de

  1. En même temps que le grand maître d’Avis assassinait de sa main (en 1383) Jean Ferrant Amdeiro, comte d’Ourem, le peuple se portait à la tour de la grande église de Lisbonne et assassinait l’évêque D. Martin, conseiller du roi Ferrant, et natif de Zamora, qui s’y était réfugié. La reine Léonore obtint de quitter Lisbonne et de se rendre d’abord à Alanquer et de là à Santarem.
  2. Le maître d’Avis avait déjà été nommé régent du royaume.
  3. Affonso de Merlo qui vint en effet se joindre au roi Jean de Castille.