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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/475

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LIVRE III.

ce maître de Vis étoient : « Vous ne dites pas grand’merveille, car nous savons moult bien qu’il est ainsi ; si y pourverrons à ce jour tellement, selon ce que nous orrons parler Jean Ferrant Andère, que vous vous en apercevrez. » En ce point fina leur parlement.

« Ne demeura guères longuement que on fit l’obit du roi Ferrant de Portingal à Lussebonne en l’église de Saint-François là où il gît[1]. Et là furent grand’foison des nobles du royaume de Portingal, car ils en étoient priés de par la roine ; et là fut le roi qui est à présent, et grand’foison des communautés du pays et par espécial des trois cités dessus nommées : Connimbres, Evres et le Port de Portingal, car elles se concordoient avec ceux de Lussebonne. L’obit du roi Ferrant fait, Jean Ferrant Andère fit prier de par la roine aux nobles de Portingal qui là étoient que point ne se voulsissent partir de Lussebonne, ce jour ni lendemain, car il vouloit avoir avecques eux parlement, et aussi aux bonnes villes, pour savoir comment on se cheviroit de mander en Castille le roi Jean et sa femme madame Bietrix leur dame, car elle étoit héritière de son droit du royaume de Portingal. Tous les nobles ou partie qui ouïrent ces paroles n’en firent compte ; mais doutoient moult fort de la communauté du pays qui là étoit assemblée, car ils avoient jà ouï murmurer les plusieurs que ils vouloient couronner à roi le maître de Vis ; et aussi bien en avoit ouï parler Jean Ferrand Andère ; pour tant prioit-il les nobles du pays qu’ils demourassent avecques lui, pour aider à mettre sus et à soutenir son opinion ; mais tous li faillirent. Et si très tôt comme on ot fait l’obit du roi en l’église des frères de Saint-François, et que la roine Aliénor fut retournée au palais que on dit à la Monnoie et que l’on eut dit : « Aux cavailhons ! aux cavailhons[2] ! qui veut dire en langue françoise aux chevaux ! aux chevaux ! tous ou en partie montèrent à cheval et se départirent de Lussebonne sans congé prendre. Bien pot être que aucuns demeurèrent qui étoient de la partie du roi à présent ; mais ceux se trairent en leurs hôtels et se tinrent là tous cois et se dissimulèrent, car bien imaginoient qu’il avenroit ce qu’il advint. Je vous dirai quoi.

« L’obit du roi Ferrant fait, les communes de Lussebonne et Connimbres et du Port et d’Evres qui là étoient, ne retournèrent pas tantôt en leurs maisons, mais s’en allèrent en l’église cathédrale à Lussebonne, que on dit de Saint-Dominique ; et là s’assemblèrent, et le maître de Vis avecques eux. Là firent-ils parlement ensemble, qui ne dura pas longuement, car le roi qui est à présent leur dit : « Bonnes gens, vous me voulez prendre à roi et je dis que c’est mon droit. Et si vous voulez persévérer en votre propos, il est heure que vous ouvrez et que vous montrez fait et puissance ; car vous savez comment Jean Ferrant Andère procure devers les nobles de ce pays que le roi de Castille soit mandé ; et dit et maintient que la couronne de Portingal lui appartient de par sa femme ma cousine ; et je dis, si vous le voulez aider à mettre sus, que je y ai aussi grand droit ou plus que elle n’a. Vous savez bien toutes les incidences : je suis homme, et suis frère au roi Ferrant, et fils au bon roi Pierre de Portingal qui vaillamment vous gouverna. Voir est que ma cousine la roine de Castille fut fille au roi Ferrant ; mais ce n’est pas par loyal mariage. » Donc distrent ceux de Lussebonne : « Il est vérité ce que vous dites ; nous ne voulons autre roi que vous, et vous ferons roi, qui le veuille voir. Et nous jurez ci que vous nous serez bon et propice et tiendrez justice, ni point ne fléchirez pour le fort ni pour le foible, et garderez et soutiendrez de bon cœur, et défendrez, parmi l’aide que nous vous ferons, les droitures de Portingal. » Répondit le roi qui est à présent : « Bonnes gens, ainsi je le vous jure. Et principalement je vous requiers que vous allez, et moi avecques vous, à la Monnoie, où Jean Andère se tient avec Aliénor de Congne ; car je veuil qu’il muire ; il l’a desservi à l’encontre de moi et de vous, quand il soutient autre querelle que vous ne voulez. » Ils répondirent tous d’une voix : « Nous le voulons ; voirement vous est-il désobéissant et rebelle ; si faut que il muire, et tous ceux qui contraires vous seront ; parquoi le demourant du pays y prendront exemple. »

Tantôt les Lussebonnois furent conseillés et se départirent du moustier de Saint-Dominique ;

  1. Le roi Ferdinand était mort le 22 octobre 1421 ou 1383, suivant notre ère. Il fut enterré quelques jours après au monastère des Franciscains de Santarem, dont il avait porté l’habit en mourant.
  2. À cheval ! de cavalho.