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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

gal, qui est à présent, fût couronné, pour donner paour et crainte aux Portingalois, et pour montrer que il avoit droit à l’héritage ; et s’en vint tout premièrement devant Saint-Yrain, qui est l’entrée de Portingal, et là s’arrêta deux jours. La ville et ceux qui dedans étoient et qui la gouvernoient orent paour de sa venue, pour la grand’foison de gens d’armes que il menoit. Si se rendirent à lui et lui ouvrirent la ville. Après ce, quand il en ot pris la possession et il ot laissé de dans gens d’armes pour la garder, et aussi pour la doute des rebellions, il se partit à tout son ost et chemina tant qu’il vint devant la ville de Tuye[1], qui est moult forte : il la avironna et fit assaillir. Ceux de Tuye étoient assez de la partie de la roine de Castille, car madame Aliénor, sa mère, étoit là assignée de son douaire. Si se rendirent au roi Jean de Castille moult légèrement, et mirent en son obéissance.

« Quand le roi en ot la possession, il y établit gens d’armes et gardes de par lui, et puis passa la rivière et vint devant la cité de Valence en Portingal, et là s’arrêta et mit siége ; et manda à ceux de dedans que ils s’humiliassent envers lui et le reçussent à roi. Ceux de Valence répondirent que il passât outre et allât devant Lussebonne ; et sitôt comme ils pourroient savoir que il auroit mis, fût par amour ou par puissance, les Lussebonnois à obéissance, ils lui envoieroient les clefs de la ville. Celle réponse plut assez bien au roi ; et se partit de Valence et vint devant la ville de Maure[2], lesquels aussi se composèrent si comme firent ceux de Valence. Aussi firent semblablement ceux de une cité que on nomme Serpes[3], qui est moult forte et moult belle, où le roi de Castille vouloit venir. Mais quand il ot entendu que ils se composoient ainsi que les autres, il fut content et n’y alla point, mais prit le chemin de Lussebonne[4] et laissa le chemin de Connimbres, car il lui sembla, et voir étoit, que si il pouvoit mettre ceux de Lussebonne en son obéissance, il auroit aisément tout le demourant du pays. Et quel part que le roi d’Espatgne allât, il menoit la roine sa femme avecques lui, pour mieux montrer aux Portingalois que le droit étoit sien, et que à bonne et juste cause il calengeoit l’héritage de sa femme.

« Tant exploita le roi Jean de Castille à tout son ost que il vint devant la cité de Lussebonne en Portingal ; si l’assiégea grandement. Et montroit bien par son siége que point ne s’en partiroit si l’auroit tournée à sa volonté ; et menaçoit aussi grandement maître de Vis qui dedans étoit enclos ; et disoit bien que il le prendroit et puis le feroit mourir de male mort, et tous les rebelles aussi.

« Moult étoit l’ost du roi d’Espaigne grand et étendu, car moult y avoit de peuple ; et avoient les Espaignols et les François qui là étoient en l’aide du roi d’Espaigne, la cité enclose et avironnée par telle manière que nul n’en pouvoit issir ni entrer que il ne fût pris et tantôt mort. Et avenoit à la fois que, si par escarmouche ou autrement les Espaignols prenoient un Portingalois, ils lui crévoient les yeux, ou lui tolloient un pied ou un bras, ou un autre membre, et le renvoyoient ainsi meshaigné en la cité de Lussebonne ; et disoient à celui que ils renvoyoient : « Vas, et dis que ce que nous t’avons fait, c’est en dépit des Lussebonnois et de leur maître de Vis que ils veulent couronner à roi. Et bien sachent que nous serons tant ci à siége que de force nous les aurons, ou par famine ou autrement, et tous les ferons mourir de male mort, et mettrons la cité en feu et en flambe ; ni jà pitié ni merci n’en aurons. « Et quand les Lussebonnois prenoient un Castelloing, ils ne faisoient pas ainsi ; car le roi de Portingal qui est à présent le faisoit tenir tout aise, et puis le renvoyoit sans violence de corps ni de membre ; dont ils disoient en l’ost les aucuns que il lui venoit de grand’gentillesse, car il rendoit bien pour mal.

  1. Tuy n’est pas en Portugal, mais en Espagne, de l’autre côté du Minho en face de Valencia. Johnes substitue Leiria à Tuy.
  2. Guimarraens.
  3. Peut-être Chavez. Je ne trouve de ce côté aucun lieu du nom de Serpa.
  4. Lopez de Ayala fait tenir une tout autre route au roi Jean de Castille. Suivant lui, le roi Jean se rendit d’abord de Séville à Plasencia, dans le voisinage de la frontière du Portugal ; de là il négocia avec l’évêque de Guarda et entra dans cette place. De là il se rendit à Santarem, d’où il donna le 22 janvier à D. Pedro Lopez de Ayala l’historien, son chancelier, qui était en France, un plein pouvoir pour composer tous les différends qu’il avait eus avec le roi d’Angleterre et Jean, duc de Lancastre. De Santarem il alla se placer dans les environs de Lisbonne, en envoyant ses troupes prendre possession d’Evora et des autres places. Après quelques jours, il alla prendre en personne possession de Coïmbre, et revint prendre sa position dans les environs de Lisbonne : il se trouvait à Morinera, près de cette capitale, le 20 mai 1384.