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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ment demandoient fait d’armes. Si singlèrent par mer, et orent vent et temps à volonté, et arrivèrent sans péril et sans dommage au port de Saint-Andrieu en Biscaie, en l’an de grâce Notre Seigneur mil trois cent quatre-vingt six, le quatorzième jour du mois de mai.

Quand ces chevaliers et escuyers de France furent arrivés à Saint-Andrieu, si comme je vous conte, ils se rafreschirent et reposèrent deux jours. Endementres furent traits leurs chevaux hors des nefs, ce que ils en avoient et tout leur harnois aussi. Si mirent tout à charge et à voiture, et demandèrent du roi de Castille où on le trouveroit. On leur dit que il se trouvoit en la cité de Burges en Espagne, et que là avoit-il un grand parlement pour les besognes de son pays. Ces chevaliers et escuyers prirent le chemin de Burges et se départirent de Saint-Andrieu, et chevauchèrent tant qu’ils vinrent à Burges ; et se trairent devers le roi, lequel fut moult lie et joyeux de leur venue, et leur demanda des nouvelles de France et quel chemin ils avoient tenu. Ils répondirent que ils étoient venus par mer et montés à la Rochelle, et que on disoit en France que le duc de Lancastre mettoit sus une grand’armée de gens d’armes et d’archers pour amener en celle saison en Castille ou en Portingal ; là où il se trairoit premièrement, on ne le pouvoit savoir ; et que le roi de Portingal lui avoit envoyé eh Angleterre grand’foison de gallées et de vaisseaux.

De ces nouvelles fut le roi d’Espaigne tout pensif plus que devant, combien que il n’en attendoit autre chose, et ne découvrit pas à ce commencement tout son courage, mais bien savoit, par les apparences que il véoit, que en celle saison il auroit forte guerre. Toutefois le roi de Castille fit très bonne chère aux chevaliers de France et les remercia grandement de leur venue ; et prit la parole à messire Robert de Bracquemont et à messire Jean son frère, et leur dit le roi : « Quand vous partîtes de moi l’autre année, je vous dis et chargeai que vous apportissiez, quand vous retourneriez en ce pays, des pelotes de Paris pour nous ébattre moi et vous à la paume. Mais il vaulsist mieux que je vous eusse enchargé d’apporter bassinets et bonnes armures, car la saison appert que nous les aurons bien où employer. » — « Sire, répondit le sire de Bracquemont, nous avons et de l’un et de l’autre car toujours ne peut-on pas jouer ni toujours armoyer. »

Vérité est que le roi de Castille fit très bonne chère aux compagnons, et les fit tenir tout aises et de toutes leurs nécessités délivrer. Or eurent-ils affection et dévotion d’aller en pélerinage au baron Saint-Jacques, puisque ils étoient venus au pays ; car les aucuns le devoient. Si se mirent au chemin tous ensemble en une compagnie ; et firent charger et trousser et ensommeller[1] tout leur harnois, si comme ils dussent aller à une journée de bataille ; et bien leur besogna que ils l’eussent dalès eux et appareillé, et forent de ce faire grandement bien conseillés, et bien leur en chéit que ils l’eussent ; si comme je vous recorderai temprement.

Or retournons à l’armée du duc de Lancastre, qui étoit partie et issu hors des îles d’Angleterre et côtoyoit Normandie.

Tout en telle manière par comparaison que faucons pélerins qui ont long-temps séjourné d’aller à proie et ont grand’faim et grand désir de voler, tout en telle manière ces chevaliers et escuyers d’Angleterre désiroient à trouver faits d’armes pour eux avancer et essayer ; et disoient ainsi l’un à l’autre : « Pourquoi n’allons-nous voir les bondes et les ports de Normandie ? Là sont chevaliers et escuyers qui nous recueilleroient et qui nous combattroient. » Et tant que les nouvelles en vinrent au duc. Or, savoit bien le duc, avant qu’il issît hors d’Angleterre, que messire Jean de Malestroit et le sire de Combour et Morfonace, et grand’foison de chevaliers et escuyers de Bretagne, avoient mis le siége par bastide devant le chastel de Brest, par l’ordonnance et commandement du connétable de France. Si que, quand le duc ouït dire le grand désir que ses gens avoient de trouver les armes, si fit dire à l’admirault, messire Thomas de Persy, et au connétable de l’ost, messire Jean de Hollande, que ils adressassent leur navie et fissent adresser vers Bretagne, car il vouloit aller voir le chastel de Brest et visiter les compagnons, ceux de dedans et ceux de dehors.

De ces nouvelles orent les Anglois grand’joie. Adonc Dan Alphonse Vretat, le souverain patron de la navie de Portingal, et lequel connoissoit bien le chemin et les entrées de la mer de

  1. Placer sur des bêtes de somme.