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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

mariage ou autrement, tant que vous n’eussiez point de confort, que penseriez-vous à devenir ? Vous seriez plus chétif en ce pays, ni de tous vos conquêts nous ne donnerions quatre ceveux ; car Castillans sont les plus fausses gens du monde et les plus couverts. Pensez-vous que le roi de Portingal, qui ne se sent pas disposé, ne pense bien ni examine à la fois ses besognes ? Si le roi de Castille le vouloit tenir en paix, parmi tant que toute sa vie il fût roi de Portingal et après lui le royaume retournât à Castille, nous faisons doute, quoiqu’il vous ait mandé, ni quoique il dise ni promette, que il ne vous tournât le dos. Ainsi seriez-vous de deux selles à terre ; avecques ce que vous savez bien l’état et l’ordonnance d’Angleterre, et que le pays, pour le présent, a assez affaire de lui garder et tenir contre ses ennemis, tant des François comme des Escots. Monseigneur, faites votre guerre de ce que vous avez de gens la plus belle que vous pouvez, et n’espérez à plus avoir de confort ni de rafreschissemens de gens d’armes ni d’archers d’Angleterre, car plus n’en aurez. Vous avez mis plus de deux ans à impétrer ce que en avez. Le roi votre père est trépassé. Les choses vous éloignent. Le roi votre cousin est jeune et croit jeune conseil, par quoi le royaume d’Angleterre en git et est en péril et en aventure. Si vous disons que, du plus tôt que vous pouvez, approchez-vous du roi de Portingal et parlez à lui. Votre parole vous portera plus de profit et d’avancement que toutes les lettres que vous pourriez escripre dedans quatre mois. »

Le duc de Lancastre nota ces paroles : si connut et sentit bien que on lui disoit vérité et le conseilloit-on loyaument. Si répondit : « Que voulez-vous que je fasse ? » — « Monseigneur, répondirent ceux de son conseil, nous voulons que vous envoyez devers le roi de Portugal cinq ou six cens de vos chevaliers, et du moins il y ait un baron. Et ceux remontreront au roi vivement, et lui diront que vous avez très grand désir de le voir. Ceux que vous y envoyerez seront sages et avisés de eux-mêmes. Quand ils orront le roi parler, ils répondront. Mais faites que vous le voyez comme qu’il soit, et parlez à lui hâtivement. » — « Je le veuil, » dit le duc.

Adonc furent ordonnés pour aller en Portugal, de par le duc, le sire de Poinins un grand baron d’Angleterre et messire Jean de Buvrelé, messire Jean d’Aubrecicourt et messire Jean Soustrée, frère bâtard à messire Jean de Hollande le connétable de l’ost. Si s’ordonnèrent ces seigneurs à partir de Saint-Jacques, atout cent lances et deux cens archers.

Ainsi que ils avoient pris leur ordonnance un jour, et étoient leurs lettres toutes escriptes, il vint un chevalier et un escuyer de Portingal à douze lances. Le chevalier étoit nommé Vase Martin de Coingne et l’escuyer Ferrant Martin de Merle ; et étoient tous deux de l’hôtel du roi des plus prochains de son corps. On les logea à leur aise en la ville de Saint-Jacques ; et furent menés devers le duc et la duchesse présentement, et baillèrent leurs lettres : le duc lut celles qui lui appartenoient et la duchesse les siennes. Par les dessus dites envoyoit le roi de Portingal au duc et à la duchesse et à leurs filles de beaux mulets tous blancs et très bien amblans, dont on ot grand’joie, et avecques tout ce grands saluts et grands recommandations et approchemens d’amour.

Pour ce ne fut pas le voyage des Anglois d’aller en Portingal rompu, mais il en fut retardé quatre jours ; au cinquième ils se départirent de Saint-Jacques tous ensemble. Et envoyoit le duc de Lancastre au roi de Portingal, en signe d’amour, deux faucons pélerins, si bons que on ne savoit point les paraulx, et six lévriers d’Angleterre aussi très bons pour toutes bêtes.

Or chevauchèrent les Portingalois et les Anglois ensemble toute la bande de Galice ; et n’avoient garde des François, car ils leur étoient trop loin. Sus le chemin s’acointèrent de paroles messire Jean d’Aubrecicourt et Martin Ferrant de Merle, car l’écuyer avoit été du temps passé en armes avecques messire Eustache d’Aubrecicourt, lequel étoit oncle à ce messire Jean et demeuroit encore avecques le dit messire Eustache quand il mourut à Carentan. Si en parloient et en jangloient en chevauchant ensemble. Et entre le port de Connimbre où le roi étoit, ainsi qu’ils chevauchoient derrière, ils encontrèrent un héraut, lui et son varlet, qui venoit de Conimbre et s’en alloit à Saint-Jacques devers le duc et les seigneurs, et étoit ce héraut au roi de Portingal. Et quand le roi fut couronné à Conimbre, il le fit héraut et lui donna à nom Conimbre. Le héraut avoit jà parlé aux seigneurs et dit des nouvelles. Quand Ferrant