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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

retour, ce fût raison. La dame lui demanda du roi de Portingal quelle chose il lui en sembloit, « Par ma foi ! dit le duc, il est gracieux homme, et a bien corps, manière et ordonnance de vaillant homme ; et est mon espoir que il règnera en puissance, car il est amé de ses gens ; et disent que ils n’eurent, passé a cent ans, roi qui si bien leur chéyt en cœur ni en grâce ; et n’a encore d’âge que vingt six ans ; il est fort chevalier et dur selon la nature portingaloise, et est bien taillé de corps et de membres pour porter et souffrir peine. » — « Et des mariages, dit la dame, comment en va ? » Dit le duc : « Je lui ai accordé une de mes filles. » — « Laquelle ? » dit la dame. « Je lui ai mis à choisir ou de Catherine ou de Philippe, il m’en sçut bon gré ; toutefois il est arrêté sur ma fille Philippe. » — « Il a raison, dit la duchesse, car ma fille Catherine est encore trop jeune pour lui. » Ainsi en telles paroles le duc et la duchesse passèrent le jour et le temps ; et faire leur convenoit, car l’hiver approchoit.

Or en ce pays de Galice ni en Portingal on ne sçait que c’est d’hiver ; toujours y fait-il chaud ; et mûrissent les grains nouveaux, tels que plusieurs fruits y sont en mars ; fèves, pois et cerises et les nouvelles herbes toutes grandes en février ; on y vendange devant la Saint-Jean en plusieurs lieux ; à la Saint-Jean-Baptiste tout y est passé.

Combien que le duc de Lancastre séjournât en la ville de Saint-Jacques en Galice, et la duchesse et leurs enfans, ne séjournoient pas pour ce leurs gens, mais chevauchoient souvent et menu sur le plat pays de Galice en conquérant villes, et chastels. Desquels conquêts que ils firent en celle saison ; et comment ce fut fait, je vous en recorderai la vérité et les noms de toutes les villes que ils prirent, car, je en fus informé justement par chevaliers et écuyers d’Angleterre et de Portingal qui furent à tous les conquêts, et par espécial du gentil chevalier de Portingal dont j’ai traité ci-dessus, lequel aimablement et doucement, à Mildebourch en Zélande, sus son voyage de Prusse, où il alloit en celle saison, m’en informa ; le chevalier je le vous ai nommé et encore le vous nommerai. On le nomme messire Jean Ferrant Percek.

Or dit le conte ainsi, que messire Thomas Moreaux, maréchal de l’ost du duc de Lancastre, quand le duc fût retourné de la frontière de Portingal et du Pont-de-Mor, et revenu en la ville de Saint-Jacques, il dit que il ne vouloit pas séjourner, puisque il étoit en terre de conquêt, mais chevaucheroit et feroit exploit d’armes, et emploieroit les compagnons, lesquels avoient aussi grand désir de chevaucher. Si fit son mandement, et dit que il vouloit entrer en Galice plus avant encore que il n’avoit été et n’y lairoit ni ville ni chastel que il ne mesist en l’obéissance du duc. Et se départit un jour de la ville de Saint-Jacques à bien six cens lances et douze cens archers, et prit le chemin de une bonne ville en Galice qui s’appelle Pontevrède qui leur étoit rebelle ; et fit tant que il y vint et toutes ses routes. Ceux de Pontevrède étoient bien signifiés de la venue des Anglois, car tout le plat pays fuyoit devant eux ens ès bonnes villes. Si étoient en conseil pour savoir comment ils se maintiendroient, si ils se défendroient tant comme ils pourroient durer ou si ils se rendroient ; et n’étoient pas bien d’accord ensemble. Le menu peuple vouloit que on se rendît ; le baillif, qui avoit la ville en garde et là avoit été envoyé et commis de par le roi de Castille et son conseil et les riches hommes, vouloit que on se tînt ; et que de sitôt rendre il n’y pouvoit avoir profit ni honneur. Encore étoient-ils en la place en parlement ensemble, quand la gaitte qui étoit en la garde sonna et donna à entendre que les Anglois approchoient fort. Lors se dérompit leur parlement et crioient tous : « Aux défenses ! Aux défenses ! » Là vissiez ces gens ensoignés de courir sur les murs et de y porter bancs et pierres, dardes et javelots ; et montroient bien que ils se défendroient à grand’volonté et que pas si légèrement ne se rendroient.

Quand le maréchal du duc et ses gens furent venus devant Pontevrède, si mirent pied à terre, et baillèrent leurs chevaux à leurs varlets, et puis ordonnèrent leurs livrées pour assaillir, et se rangèrent archers tous sur les dos et crêtes des fossés autour de la ville, chacun les arcs tendus et appareillés pour traire, et gens d’armes bien paveschiés[1] et armés de toutes pièces et entrèrent ens ès fossés. Lors sonna la trompette du maréchal pour assaillir ; donc commencèrent-ils à entrer en œuvre, et ceux qui étoient dedans les

  1. Couverts de leurs pavois.