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LIVRE III.

acertes que la besogne lui touchoit et plaisoit, et pour le plus approcher son passage, et aussi que les lointains logés de l’Escluse approchassent, car on disoit en Flandre et en Artois : « Le roi de France entrera samedi en mer, ou jeudi, ou mercredi. » Tous les jours de la semaine disoit-on : « Il entrera en mer et partira demain ou après demain. » Le duc de Touraine son frère, et l’évêque de Beauvais, chancelier de France, et plusieurs grands seigneurs de France et de parlement avoient pris congé à lui à Lille en Flandre et lui à eux, et étoient retournés vers Paris ; et me semble, et ainsi me fut-il dit, que on avoit baillé le gouvernement du royaume au duc de Touraine[1] jusques au retour du roi, avecques l’aide de plusieurs seigneurs de France qui n’étoient pas ordonnés d’aller en Angleterre. Et encore étoit le duc de Berry derrière et venoit tout bellement, car d’aller en Angleterre il n’avoit pas trop grand’affection ; et de ce que il séjournoit tant que point ne venoit, le roi de France, le duc de Bourgogne et les autres seigneurs étoient tous courroucés, et voulsissent bien que il fût jà venu. Et toujours se faisoient et chargeoient pourvéances à grands coûtages pour les seigneurs, car on leur vendoit quatre francs ce qui n’eût valu, si la presse n’eût été en Flandre, que un ; et toutefois ceux qui là étoient et qui passer vouloient et espéroient, ne resoignoient or ni argent à dépendre ni à allouer pour faire leurs pourvéances et pour être bien étoffés de toutes choses, et l’un pour l’autre par manière de grandeur et d’envie. Et sachez que si les grands seigneurs étoient bien payés et délivrés de leurs gages, les petits compagnons le comparoient, car on leur devoit jà d’un mois ; si ne les vouloit-on payer ; et disoit le trésorier des guerres, et aussi faisoient ses clercs de la chambre aux derniers : « Attendez jusques à celle semaine, vous serez délivrés de tous points. » Aussi étoient-ils délayés de semaine en semaine ; et quand on leur fit un paiement, il ne fut que de huit jours et on leur devoit de six semaines. Si que les aucuns, qui imaginoient l’ordonnance et la substance du fait et comment on les payoit mal et envis, se mérencollièrent et dirent que le voyage ne tourneroit jà à bon conroy ; si que quand ils orent un petit d’argent, ils s’en retournèrent en leur pays. Ceux furent sages, car les petits compagnons, chevaliers et écuyers, qui n’étoient retenus de grand seigneur, dépensoient tout ; car les choses leur étoient si chères en Flandre que ils étoient tous ensoignés d’avoir du pain et du vin ; et si ils vouloient vendre leurs gages ou leurs armures, ils n’en trouvoient ni maille ni denier ; et à les acheter ils les avoient trouvées moult chères. Et tant y avoit de peuple à Bruges, au Dam et à Ardembourg et par espécial à l’Escluse, quand le roi y fut venu, que on ne savoit où loger. Le comte de Saint-Pol, le sire de Coucy, le Dauphin d’Auvergne, le sire d’Antoing et plusieurs hauts seigneurs de France, pour être plus à leur aise et plus au large, se logèrent à Bruges, et alloient à la fois à l’Escluse devers le roi pour savoir quand on partiroit ; on leur disoit : « Dedans trois ou quatre jours ; » ou : « Quand monseigneur de Berry sera venu ; » ou : « Quand nous aurons vent. » Toujours y avoit aucune chose à dire, et toujours alloit le temps avant : les jours accourcissoient et devenoient laids et froids, et les nuits allongeoient ; dont moult de seigneurs mal se contentoient de ce que on mettoit si longuement à passer, car les pourvéances amoindrissoient.

CHAPITRE XLVI.

Comment le roi d’Arménie s’en alla en Angleterre pour traiter de paix, si il pût, entre les rois de France et d’Angleterre, et comment il exploita devers le roi d’Angleterre et son conseil.


En attendant le duc de Berry et le connétable de France qui encore étoient derrière, et le roi Lyon d’Arménie, qui se tenoit en France, et auquel le roi de France avoit assigné pour parmaintenir son état six mille francs par an, plaisance et dévotion, en instance de bien, à issir de France pour aller en Angleterre et parler au roi d’Angleterre et à son conseil en cause de moyenneté, et pour voir si il pourroit trouver par ses traités nulle, chose où on se pût conjoindre ni aherdre à paix ; et se départit de son hôtel de Saint-Audoin-lez-Saint-Denis à toute sa maisnée tant seulement ;

  1. Louis de France, comte de Valois, frère du roi, ne fût nommé duc de Touraine qu’au retour de ce voyage infructueux ; il avait été, comme le dit justement Froissart, laissé à Paris pour présider au gouvernement avec l’assistance d’un conseil. Louis fut depuis nommé duc d’Orléans.