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LIVRE III.

choit l’hiver, et gisoient là les seigneurs à grands frais et en grands périls ; car sachez, Flamands ne les véoient pas volontiers en Flandre, espécialement les menus métiers ; et disoient en requoy plusieurs l’un à l’autre : « Et que diable ne se délivre ce roi de passer outre en Angleterre, s’il doit ? Pourquoi se tient-il tant en ce pays. Ne sommes-nous point povres assez si encore François ne nous appovrissent. » Et disoient l’un à l’autre : « Vous ne les verrez passer en Angleterre de celle année. Il leur est avis que ils conquerront tantôt Angleterre ; mais non feront, elle n’est pas si légère à eonquerre ; Anglois sont d’autre nature que François ne sont. Que feront-ils en Angleterre ? Quand les Anglois ont été en France et chevauché par tout, ils se boutent et s’enferment en forts chastels et en bonnes villes, et fuient devant eux comme l’aloë fuit devant l’épervier. »

Ainsi, par espécial en la ville de Bruges où le grand retour des François étoit, murmuroient-ils, et quéroient le fétu en l’estrain pour avoir la riote et le débat. Et advint que la riote en fut si près que sus le point, et commença pour un garçon françois qui avoit battu et navré un Flamand ; et tant que les hommes des métiers s’armoient et s’en venoient au grand marché pour faire l’assemblée entr’eux. Et si ils fussent venus et que il se pussent être vus ni trouvés ensemble, il ne fût échappé baron, ni chevalier, ni écuyer de France que tous n’eussent été morts sans merci, car encore avoient les plusieurs de ces méchans gens la haine au cœur pour la bataille de Rosebecque, où leurs pères, leurs frères et leurs amis avoient été occis. Et Dieu y ouvra proprement pour les François. Et le sire de Ghistelle, qui pour ce temps étoit à Bruges, quand il entendit que le commun s’armoit et que gens couroient en leurs hôtels aux armes, il sentit tantôt que c’étoit pour tout perdre et sans remède. Si monta à cheval, lui cinquième ou sixième tant seulement, et se mit en-my les rues ; et ainsi qu’il les encontroit tous armés qui se traioient vers le marché, il leur disoit : « Bonnes gens, où allez-vous ? vous voulez vous perdre. N’avez-vous pas été assez guerroyés, et êtes encore tous les jours, de gagner votre pain ? Retournez en vos maisons, ce n’est rien. Vous pourrez mettre vous et la ville en tel parti que Bruges sera toute détruite. Ne savez-vous pas que le roi de France et toute sa puissance est en ce pays ? » Ainsi les apaisa ce jour le sire de Ghistelle et les fit retourner par ces douces paroles en leurs maisons ; ce que point n’eussent fait briévement, si il n’eût été à Bruges ; et les barons et les chevaliers de France avoient si grand’doute que jà s’enfermoient-ils en leurs maisons et ensès hostels où ils étoient logés, et vouloient là attendre l’aventure.

CHAPITRE XLVII.

Comment le duc de Berry vint à l’Escluse, là où le roi de France et les autres seigneurs étoient, pour aller en Angleterre, et comment le roi d’Angleterre festia à Westmoustier les seigneurs qui avoient gardé les ports et passages d’Angleterre.


Or vint le duc de Berry à l’Escluse. « Ha ! bel oncle, dit le roi de France, que je vous ai tant désiré et que vous avez mis tant à venir ! Pourquoi avez-vous tant attendu ? Nous dussions ores être en Angleterre et avoir combattu nos ennemis. » Le duc commença à rire et s’excusa ; et ne dit pas si très tôt ce que il avoit sus le courage, mais voult avant aller voir ses pourvéances et la navie, qui étoit si belle sus la mer que c’étoit grand’plaisance à considérer. Et fut bien sept jours à l’Escluse que tous les jours on disoit : « Nous partirons demain à la marée. » Véritablement le vent étoit si contraire pour singler sus Angleterre que plus ne pouvoit, et si étoit le temps tout bas après la Saint-André : or regardez si il y faisoit bon en ce temps sur mer pour tant de nobles gens comme il y avoit à l’Escluse et environ qui n’attendoient fors que on passât ; car toutes les pourvéances étoient faites et chargées ens ès vaisseaux ; et jà plusieurs jeunes seigneurs du sang royal, qui se désiroient à avancer, avoient croisé leurs nefs et boutées avant en la mer en signifiance : « Je serai des premiers qui arrivera en Angleterre, si nul y va ; » tels que messire Robert et messire Philippe d’Artois, messire Henry de Bar, messire Pierre de Navarre, messire Charles d’Allebreth, messire Bernard d’Armignac et grand’foison d’autres : ces jeunes seigneurs dessus nommés ne vouloient pas demeurer derrière quand ils étoient tous devant.

Or se mit le conseil du roi ensemble pour regarder comment on persévèreroit : il me fut dit adonc, car je qui ai dicté celle histoire fus à l’Escluse pour les seigneurs et leurs états voir et