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LIVRE III.

clues et que moult de paroles il y ot retournées avant que le département se fît.

Quand le roi de France put sentir et entendre que le voyage empris d’aller en Angleterre se déromproit, si fut courroucé outre mesure et en parla assez à ses oncles. Le duc de Bourgogne montroit bien en ses paroles que il avoit plus cher à passer outre que à retourner, et toutefois le duc de Berry et la plus saine partie du conseil ne s’y assentoient pas ; pour laquelle chose et pour toutes gens apaiser, il fut dit aux chefs des seigneurs, tel que le duc de Lorraine, le comte d’Armignac, le Dauphin d’Auvergne et à ceux des lointaines marches que on mettroit ce voyage en souffrance jusques au mois d’avril et que les pourvéances que ils avoient grandes et grosses, celles qui se pouvoient garder se gardassent, tels que biscuit et chairs salées, et des autres ils fissent leur profit. Les seigneurs et leurs gens, qui grand’affection avoient d’aller en Angleterre, n’en purent avoir autre chose.

Ainsi se dérompit en celle saison le voyage de mer, qui coûta en tailles et assises au royaume de France cent mille francs trente fois ou plus.

CHAPITRE XLVIII.

Comment le roi de France retourna de l’Escluse sans passer en Angleterre, et de la fête qui fut après à Londres.


Qui vit seigneurs courroucés, espécialement ceux des lointaines marches et parties qui avoient travaillé leur corps et despendu largement leur argent en l’espérance que d’avoir une bonne saison, il put avoir grand’merveille ; tels comme le comte de Savoie, le comte d’Armignac, le Dauphin d’Auvergne et cent gros barons. Et vous dis que ils se départoient moult envis sans avoir vu Angleterre. Aussi faisoit le roi de France, mais il ne le pouvoit amender.

Lors se départirent toutes manières de gens d’armes et se mirent en chemin, uns lies et les autres courroucés ; ainsi va des choses. Officiers demeurèrent derrière pour faire le profit de leurs maîtres et pour revendre leurs pourvéances ; car bien savoient les seigneurs, quoiqu’on leur fît entendre de faire ce voyage à l’avril, que rien n’en seroit fait et qu’on auroit bien où ailleurs entendre. Or mit-on en vente les pourvéances qui étoient à l’Escluse, au Dam et à Bruges ; mais on ne les savoit à qui vendre, car ce qui avoit largement coûté cent francs, on l’avoit pour dix et pour moins. Le comte Dauphin d’Auvergne me dit que par sa foi il avoit là des pourvéances pour dix mille francs pour lui, mais il n’en ot pas mille de retour ; encore laissèrent ses gens tout perdre. Aussi firent les autres, excepté les seigneurs qui étoient les voisins de Flandre, tels que en Artois, en Hainaut et en Picardie. Le sire de Coucy n’y eut point de dommage, car toutes ses pourvéances il les fit par la rivière de l’Escaut retourner à Mortagne de lez Tournay, dont pour lors il étoit seigneur. Et avoit emprunté à l’abbé de Saint-Pierre de Gand bien deux cens muids de blé et avoine, et autant à l’abbé de Saint-Bavon, de leurs maisons que ils ont en Tournésis et en France. Je ouïs bien parler des pourchas que les abbés en faisoient, mais oncques je n’ouïs dire que rien leur en fût rendu. Et demeurèrent les choses en cel état : qui plus y avoit mis, plus y perdoit ; ni on n’en faisoit à nullui droit.

Quand les nouvelles en furent venues en Angleterre, ce fut moult tôt, les aucuns en furent moult grandement bien réjouis qui doutoient la venue des François, et les autres courroucés qui y cuidoient avoir grand profit.

En celle saison, se fit une fête à Londres très grande et très grosse, et se recueillirent là toutes manières de seigneurs qui avoient gardé les ports et hâvres et passages sur la mer ; et tint le roi Richard d’Angleterre la fête très solemnelle à Wesmoustier, le jour de Noël, que on dit en Angleterre le jour de la Calandre. Et furent à la dite fête faits trois ducs ; tout premièrement le comte de Cantebruge, nous l’appellerons d’ores-en-avant le duc d’Yorch ; et le comte de Bouquinghen son frère, nous l’appellerons le duc de Glocestre ; et le tiers le comte d’Asquesuffort, nous l’appellerons le duc d’Irlande[1]. Si se continua celle fête en grand bien et en grand revel ; et étoient les gens parmi Angleterre, ce leur étoit avis, échappés de grand péril. Et disoient les plusieurs que jamais ils n’auroient paour des François, et que toutes les assemblées qui avoient été faites à l’Escluse et en Flandre n’avoient été faites que pour épouvanter

  1. Les renseignemens donnés par Froissart sont fort exacts. Robert Vère, comte d’Oxford, qui, en 1385, avait été nommé marquis de Dublin, fut créé duc d’Irlande dans le parlement de 1386.