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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/54

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

suivirent chaudement de près, et passèrent le ruis à mont un petit, où ils savoient bien le passage. Ces dix lances se firent chasser jusques à leur embûche. Adonc saillirent avant messire Thomas Trivet et les autres, en écriant leur cri, et se boutèrent eu ces gens qui étoient issus hors d’Alpharo, et en portèrent à ce commencement de leurs lances grand’foison à terre. Au voir dire les Espaignols ne purent longuement durer contre ces Anglois, et retournèrent qui mieux mieux ; mais trop peu s’en sauvèrent que tous ne fussent morts où pris. L’effroi fut grand en la ville ; et les cuidoient les Anglois trop bien avoir de venue, pourtant que ils véoient que les gens du lieu se déconfisoient. Mais non eurent, car les femmes de la ville la sauvèrent et recouvrèrent par leur bon convenant. Car entrementes que les Anglois passoient le ruis, elles s’ensonnièrent, et vinrent clorre les barrières et la porte, et puis montèrent aux créneaux de la ville et montrèrent grand’volonté de elles défendre. Quand messire Thomas en vit l’ordonnance, si dit en riant : « Véez les bonnes femmes ! retournons arrière, nous n’avons rien fait. » Adonc retournèrent-ils et passèrent le ruis où ils l’avoient passé, et retournèrent vers Castan et emmenèrent leurs prisonniers ; et tant firent que ils y parvinrent. De cette chevauchée acquit grand’grâce messire Thomas Trivet au roi de Navarre.

Environ quinze jours après ce que messire Thomas Trivet eut fait cette chevauchée devant Alpharo et qu’il fut retrait en sa garnison de Castan, Jean aîné fils du roi Henry de Castille, qui son mandement avoit fait par tout le royaume de Castille, au commandement et ordonnance de son père, s’en vint à Alpharo atout bien vingt mille hommes à cheval et à pied, en grand’volonté de combattre les Anglois et les gens du roi de Navarre. Quand le roi de Navarre sçut ces nouvelles, il s’en vint à Tudelle, et messire Thomas Trivet et les Anglois en sa compagnie, et manda tous ceux des garnisons du royaume de Navarre. À son mandement ne voult nul désobéir ; et vinrent tantôt devers lui, et se logèrent à Tudelle et là environ ; et n’attendoient autre chose que les Espaignols chevauchassent. Aussi les Espaignols n’attendoient autre chose que le roi Henry fût venu ; lequel se départit de Séville à grands gens, et chevaucha parmi son royaume, et fit tant que il vint à Saint-Domminghe, et là s’arrêta, et ses gens se logèrent sur les champs et dessous les oliviers. Quand Jean sçut que le roi son père étoit venu à Saint-Domminghe, si se départit de Alpharo, et là se trait à toutes ses gens ; et vous dis que c’étoit l’intention des Espaignols de venir mettre le siége devant Tudelle et enclorre le roi de Navarre là dedans, ou le combattre. De tout ce étoit le roi de Navarre bien informé, et bien savoit que il n’avoit mie puissance d’attendre bataille contre le roi Henry si étoffément accompagné, car il avoit plus de quarante mille hommes à cheval et à pied. Entre le roi Henry et le roi de Navarre avoit aucuns sages vaillans hommes de l’un royaume et de l’autre, prélats et barons, qui imaginoient le grand péril et dommage qui entre eux naître en pourroient, si par bataille s’encontroient. Si commencèrent à traiter sur une partie et sur l’autre de un respit avoir, pour mieux amoyenner leurs besognes ; et convint les traiteurs avoir moult de peine et de travail d’aller et de venir de l’un à l’autre avant que la besogne se pût entamer ; car les Anglois qui se trouvoient là bien deux mille se tenoient grands et orgueilleux contre les Espaignols, et conseilloient au roi de Navarre la bataille. D’autre part les Espaignols qui étoient là grand’foison prisoient petit les Anglois et les Navarrois ; pourtant étoient les traités durs à conclure. Nonobstant ce ceux qui s’en ensonnioient firent tant par leur travail et bonne diligence que un respit fut pris entre ces deux rois et leurs royaumes à durer six semaines, et là entre tant bonne paix, mais que on la put trouver. Et étoient les intentions des traiteurs que un mariage se feroit de l’infant de Castille, ains-né fils du roi Henry, à la fille du roi de Navarre ; par quoi plus sûre et plus ferme paix demeureroit et seroit entre eux à toujours. À ce entendoit le roi de Navarre volontiers ; car il verroit sa fille hautement mariée. Cil premier traité ne se put tenir, car l’infant de Castille étoit obligé ailleurs par mariage[1].

Or fut regardé du prélat et des barons de l’un royaume et de l’autre que Charles de Navarre auroit la fille du roi Henry[2]. Ce traité passa outre, parmi tant que le roi Damp Henry

  1. L’infant Juan de Castille était marié, depuis l’année 1374, avec D. Léonore, fille du roi Pierre d’Arragon.
  2. Le mariage de l’infant de Navarre avec D. Léonore,