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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

pays. En la greigneur amour que ils eurent oncques ensemble, il lui avoit dit et montré ainsi : « Monseigneur, que ne mettez-vous peine que votre cousin Jean de Bretagne soit hors de la prison au roi d’Angleterre ? Vous y êtes tenu par foi et par serment. Et quand le pays de Bretagne fût en traité devers vous, les prélats et les nobles et les bonnes villes en la cité de Nantes, et l’archevêque de Reims, messire Jean de Craon, et messire Boucicaut, pour le temps maréchal de France, traitèrent devers vous la paix devant Kempercorentin, vous jurâtes que vous feriez votre pleine puissance de délivrer vos cousins Jean et Guy, et vous n’en faites rien. Donc sachez que le pays de Bretagne vous en aime moins. »

Le duc à ses réponses se dissimuloit et disoit : « Taisez-vous, messire Olivier. Où prendrois-je trois cent mille francs ou quatre cent mille que on leur demande ? » — « Monseigneur, répondit le connétable, si le pays de Bretagne véoit que vous eussiez bonne volonté pour cela faire, ils plaindroient peu à payer une taille ni un fouage pour délivrer les enfans, qui mourront en prison, si Dieu ne les aide. » — « Messire Olivier, avoit répondu le duc, mon pays de Bretagne n’en sera jà grevé ni taillé. Mes cousins ont de grands princes en leur lignage, le roi de France et le duc d’Anjou, qui les devroient aider, car ils ont toujours à l’encontre de moi soutenu la guerre ; et quand je jurai voirement à eux aider à leur délivrance, mon intention étoit telle que, le roi de France ou leurs prochains paieroient les deniers et je y aiderois de ma parole. » Oncques le connétable n’avoit pu autre chose estraire du duc.

Or étoit advenu, si comme je vous ai commencé à dire, que le connétable véoit bien tout clairement que le comte de Bouquinghen et les barons et chevaliers d’Angleterre, qui avecques lui avoient été en ce voyage de France et venus en Bretagne, se contentoient mal grandement du duc de Bretagne, pour tant que présentement il n’avoit fait ouvrir ses villes et ses chastels, si comme il leur avoit promis au partir hors d’Angleterre, à l’encontre d’eux. Et avoient dit plusieurs Anglois, endementres que ils séjournoient devant Vennes et ès faubourgs de Hainebont, en si grand’povreté que ils n’avoient que manger et que leurs chevaux étoient tous morts, et alloient les Anglois, pour ce temps que ce fut, cueillir les chardons aux champs et les broyoient en un mortier, et la farine ils la détrempoient et en faisoient forme de pâte, et la cuisoient et la donnoient-ils à leurs chevaux, et de telle nourrisson ils les paissoient un grand temps ; mais nonobstant tout ce ils moururent ; donc en celle povreté ils avoient dit : « Ce duc de Bretagne ne s’acquitte pas bien loyaument envers nous qui l’avons mis en la possession et seigneurie de Bretagne. Et qui nous en croiroit, nous lui ôterièmes, aussi bien que donné lui avons, et metterièmes hors Jean de Bretagne son adversaire, lequel le pays aime mieux cent fois que il ne fait lui. Nous ne nous pourrièmes mieux venger de lui ni plutôt faire perdre toute Bretagne. »

Bien savoit le connétable que telles paroles et murmurations étoient communément entre les Anglois sus le duc de Bretagne, dont il n’étoit pas courroucé ; car pour un mal que on disoit de lui, il eût voulu autant que on en dît treize ; mais nul semblant n’en faisoit l’écuyer de Bretagne qui étoit informé de son secret ; on l’appeloit, ce m’est avis, Jean Rollant. Et advint que quand messire Jean de Harleston, le capitaine de Chierbourch, fut à Chastel-Josselin, chastel du connétable, lequel à lui et à sa compagnie fit celle grâce que conduire jusques à Chierbourch et sans péril, et donna le connétable à dîner ens ou Chastel-Josselin à messire Jean de Harleston et aux Anglois, et leur fit faire la meilleure compagnie qu’il put pour mieux avoir leur grâce, là s’avança l’écuyer du connétable à parler à messire Jean de Harleston, présent le connétable, et dit à messire Jean : « Vous me feriez un grand plaisir si il vous venoit bien à point et qui rien ne vous coûteroit. » Répondit messire Jean : « Pour l’amour du connétable, je vueil bien qu’il me coûte. Et que voulez-vous que je fasse ? » — « Sire, dit-il, que sur votre conduit je puisse aller en Angleterre voir mon maître Jean de Bretagne que je verrois très volontiers. Et le greigneur désir que j’aie en ce monde, c’est de lui voir. » — « Par ma foi ! répondit messire Jean de Harleston, jà par moi ne demeurera que vous ne le voyez. Et moi retourné à Chierbourch, je dois temprement aller en Angleterre ; si vous en viendrez avecques moi, et je vous y conduirai