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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/551

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LIVRE III.

homme mourut à une bataille en Bretagne qui fut devant Auray par la puissance et confort des Anglois et non par autres gens. Quand le vaillant homme fut mort, pour ce ne fina pas la guerre, mais le roi Charles de France, qui en son temps douta trop grandement les fortunes, quand il vit que le comte de Montfort et les Anglois ne se cessoient point de conquérir toujours avant, si mit en doute que, si le comte de Montfort venoit à ses ententes du conquêt de Bretagne, que il ne le voulsist tenir de puissance sans foi et hommage, car jà l’avoit-il relevé du roi d’Angleterre qui lui aidoit et avoit toujours aidé à faire sa guerre. Si fit traiter devers le comte de Montfort et son conseil, si comme il est ici dessus contenu en celle histoire ; si n’en veuil plus parler ; mais le comte de Montfort demeura duc de Bretagne, parmi tant que l’hommage et la foi en retourna au souverain et droiturier seigneur le roi de France ; et devoit le duc, par les articles du traité, aider à délivrer ses deux cousins les enfans de Saint-Charles de Blois qui étoient prisonniers en Angleterre devers le roi[1] ; de laquelle chose il n’en fit rien, car toujours doutoit-il que si ils retournoient que ils ne lui donnassent à faire et que Bretons, qui plus étoient enclinés à eux que à lui, ne les prensissent à seigneur. Pour celle cause négligeoit-il à les délivrer ; et tant demourèrent en prison en Angleterre les deux fils à Charles de Blois, une fois en la garde de messire Roger de Beauchamp, un très gentil et vaillant chevalier, et de madame Sébille sa femme, et l’autrefois en la garde de messire Jean d’Aubrecicourt, que Guy de Bretagne, le plus jeune, mourut. Ainsi demoura Jean de Bretagne en prison tout seul, car il avoit perdu sa compagnie, son frère. Si lui devoit moult ennuyer ; aussi faisoit-il souvent, mais amender ne le pouvoit. Et quand il lui souvenoit de son jeune temps, il qui étoit de la plus noble génération du monde, comment il l’avoit perdu et encore perdoit-il, il pleuroit moult tendrement et eut plus cher à être mort que vif ; car trente-cinq ans ou environ fut-il au danger de ses ennemis en Angleterre. Et ne lui apparoît de délivrance de nul côté, car ses amis et proismes lui éloignoient, et la somme pour laquelle on le tenoit étoit si grande que elle ne faisoit pas à payer, si Dieu proprement ne lui eût aidé. Ni oncques le duc d’Anjou, en toute sa puissance et sa prospérité, qui avoit sa sœur germaine épousée et dont il avoit deux beaux-fils Louis et Charles, n’en fit diligence. Or vous veuil-je recorder la délivrance Jean de Bretagne.

CHAPITRE LII.

Comment le comte de Bouquinghen tint le siége devant Rennes et Nantes, et puis retourna en Angleterre.


Vous savez, et il est ici dessus contenu en celle histoire, comment le comte de Bouquinghen fit un voyage parmi le royaume de France et vint en Bretagne, dont le duc de Bretagne l’avoit mandé, pourtant que son pays ne vouloit être en obéissance devers lui ; et fut le dit comte et ses gens un hiver et le temps ensuivant en grand’povreté devant Nantes et devant Vannes jusques au mois de mai[2], que il retourna en Angleterre. Le comte Thomas Bouquinghen étant devant Vannes et ses gens logés au dehors au mieux qu’ils pouvoient, vous savez que il y eut fait d’armes devant Vannes, de chevaliers et d’écuyers de France aux chevaliers et écuyers d’Angleterre ; et vint là messire Olivier de Cliçon, connétable de France, voir les armes et parla aux chevaliers d’Angleterre et eux à lui. Bien les connoissoit tous, car d’enfance il avoit été nourri en Angleterre entr’eux. Si leur fit aux aucuns bonne compagnie en plusieurs manières, ainsi que nobles gens d’armes font l’un à l’autre et que François et Anglois se sont toujours fait. Et bien y avoit cause adonc que il fesist, car il tendoit à une chose qui grandement lui touchoit, mais il ne s’en découvrit à homme du monde, fors à un seul écuyer qui étoit homme d’honneur de son hôtel, et avoit l’écuyer toujours servi à messire Charles de Blois ; car si le connétable se fût découvert à homme du monde, il eût perdu son fait et l’espérance où il tendoit à venir et vint, par la grâce de Dieu et par bons moyens.

Le connétable de France ne pouvoit nullement aimer le duc de Bretagne, ni le duc lui grand temps avoit, quel semblant que ils se montrassent ; et de ce qu’il véoit Jean de Bretagne en prison en Angleterre, il avoit grand’pitié, et le duc de Bretagne venu à l’héritage et possession du

  1. Tous ces événemens sont racontés dans le Ier livre de Froissart.
  2. De l’année 1381.