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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/554

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

seigneurs de son lignage qui lui firent très bonne chère, et le connétable aussi qui l’attendoit. Si l’emmena en Bretagne ; et Jean de Bretagne épousa sa fille ainsi que convenancé avoit. Quand le duc de Bretagne sçut que Jean de Bretagne étoit retourné en France et délivré de tous points d’Angleterre par l’aide et pourchas du connétable de France, si eut encore en double haine le connétable et dit : « Voire ! me cuide messire Olivier de Cliçon mettre hors de mon héritage. Il en montre les signifiances. Il a mis hors d’Angleterre Jean de Bretagne et lui a donné sa fille par mariage ; telles choses me sont moult déplaisantes, et par Dieu je lui montrerai un jour qu’il n’a pas bien fait, quand il s’en donnera le moins de garde. » Il dit vérité ; il lui remontra voirement dedans l’an trop durement, si comme vous orrez recorder avant en l’histoire ; mais nous parlerons ainçois des besognes de Castille et de Portingal, et de une armée sur mer, que les Anglois firent, dont ils vinrent à l’Escluse. Vous savez comment l’armée de mer du roi de France se dérompit en celle saison, non pas par la volonté du jeune roi Charles de France, car toujours montra-t-il bon courage et grand’volonté de passer. Et quand il vit que tout se dérompoit, il en fut plus courroucé que nul autre. On en donnoit toutes les coulpes au duc de Berry ; espoir y véoit-il plus clair que nul des autres ; et ce que il déconseilla à non aller, ce fut pour l’honneur et profit du royaume de France ; car quand on entreprend aucune chose à faire, on doit regarder à quelle fin on en peut venir ; et le duc de Berry avoit bien tant demouré en Angleterre en otagerie pour le roi Jean son père, et conversé entre les Anglois, et vu le pays, que il savoit bien par raison quelle chose en étoit bonne à faire. Et la cause qui étoit la plus excusable de non aller, il étoit trop tard et sur l’hiver ; et pourtant fut dit que à l’été le connétable de France y meneroit une charge de gens d’armes, de six mille hommes d’armes et autant d’arbalêtriers. Et fut dit et regardé par son conseil même, que ce seroient assez gens pour combattre les Anglois : aussi par raison le connétable les devoit connoître, car il avoit été entr’eux nourri de son enfance. Quand ces seigneurs furent retournés en France, on regarda que il convenoit envoyer en Castille, pour secourir le roi Jean de Castille contre le roi de Portingal et le duc de Lancastre ; car apparant étoit que là se trairoient les armes, car les Anglois y tenoient les champs. Or ne pouvoit-on là envoyer gens, fors à grands dépens, car le chemin y est moult long, et si n’y avoit point d’argent au trésor du roi ni devers les trésoriers des guerres, fors ens ès bourses du commun peuple parmi le dit royaume ; car le grand argent qui avoit été cueilli et levé pour le voyage de mer, étoit tout passé et aloé ; si convenoit recouvrer de l’autre : pourquoi une taille fut avisée à faire parmi le royaume de France et à payer tantôt. Et disoit-on que c’étoit pour reconforter le roi d’Espaigne et mettre hors les Anglois de son pays. Celle taille fut publiée partout. Et venoient les commissaires du roi ens ès bonnes villes qui portoient les taxations, et disoient aux seigneurs qui les villes gouvernoient : « Celle cité, ou celle ville est taxée à tant, il faut que on paye et tantôt. » — « Hà ! répondoient les gouverneurs, on la cueillera et mettra-t-on l’argent ensemble, et puis sera envoyé à Paris. » — « Nennil, répondoient les commissaires, nous ne voulons pas tant attendre ; nous ne ferons autrement. » Là commandoient-ils, de par le roi et sur quant ils se pouvoient mesfaire, aux dix ou aux douze, que tantôt allassent en prison si ils ne trouvoient la finance. Les suffisans hommes resoingnoient la prison et la contrainte du roi ; si faisoient tant que l’argent étoit prêt et emporté tout promptement, et ils le reprenoient sur les povres gens. Et venoient tant de tailles l’une sur l’autre que la première n’étoit pas payée quand l’autre retournoit. Ainsi étoit le noble royaume gouverné en ce temps et les povres gens menés, dont plusieurs en vuidoient leurs villes, leurs héritages et leurs maisons que on leur vendoit tout, et s’en venoient demourer en Hainaut et en l’évêché du Liége où nulle taille ne couroit.

CHAPITRE LIII.

Comment le duc de Bourbon fut élu pour aller en Castille et plusieurs autres, et comment messire Jean Bucq, amiral de Flandre, fut pris des Anglois et plusieurs marchands.


Or furent avisés les capitaines qui seroient, des gens d’armes qui iroient en Castille. Pre-