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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Ainsi furent en plusieurs estrifs aucuns chevaliers de France ce jour et ce soir. Et autretant bien d’autre part étoient les Espaignols. Et ne conseilloient pas, ceux qui aimoient le roi, à combattre, par plusieurs raisons ; car si il combattoit et la journée étoit contre lui, sans recouvrer il perdroit son royaume. Et le roi tenoit bien aussi ce propos et ressoignoit les fortunes, et ne savoit pas, ni savoir ne pouvoit tous les courages de ses hommes, ni lesquels l’aimoient et lesquels non. Si demoura la chose jusques à lendemain que tous retournèrent au palais du roi et entrèrent en parlement.

En ce parlement eut plusieurs paroles dites et retournées, car chacun à son pouvoir vouloit le roi Jean de Castille loyaument conseiller ; et bien véoient et connoissoient les plusieurs que il ne s’inclinoit pas trop grandement à la bataille, car il lui souvenoit souvent de la dure journée que il avoit eue à Juberote, où le roi de Portingal le déconfit et où il prit si grand dommage que, si il avoit l’aventure pareille, il perdroit son royaume. Quand on eut allé tout autour de la besogne, et que on eut à chacun demandé ce que bon leur en sembloit ni véoit, on dit à messire Guillaume de Lignac et à messire Gautier de Passac que ils en dissent leur entente, car par eux se devoit tout ordonner, au cas que ils étoient les souverains capitaines, et là envoyés de par le roi de France et son conseil. Ces deux chevaliers regardèrent l’un l’autre ; et dit messire Gautier : « Parlez, messire Guillaume. » — « Non ferai, mais parlez-vous, car vous êtes plus usé d’armes que je ne sois. »

Là furent en estrif de parler : finablement il convint messire Guillaume parler, car il étoit ains-né, combien que aussi avant étoit chargé de la besogne l’un que l’autre, et dit ainsi :

« Sire roi, vous devez, ce m’est avis, grandement remercier la noble et bonne chevalerie de France qui vous est venue voir et servir de si loin. Et outre, ils ne montrent pas que ils aient affection ni volonté de eux enclorre ni eux enfermer en cité, en ville, en chastel ni en garnison que vous ayez ; mais ont grand désir de eux traire sur les champs et de trouver et combattre vos ennemis, laquelle chose, sauve soit leur grâce et la bonne volonté que ils montrent, ne se peut faire à présent par plusieurs raisons ; et la principale raison est que nous attendons monseigneur de Bourbon, qui est dessus nous souverain, lequel viendra tantôt et nous reconfortera encore grandement de gens d’armes. Aussi il y a grand’foison de chevaliers et d’écuyers en nos routes, qui oncques ne furent en ce pays ni qui point ne l’ont appris. Si appartient bien que ils le voient et apprennent deux ou trois mois, car on ne vit oncques bien venir de chose si hâtivement faite que de vouloir tantôt combattre ses ennemis. Nous guerroierons sagement par garnisons deux ou trois mois, ou toute celle saison, si il est besoin ; et lairons les Anglois et les Portingallois chevaucher parmi Galice et ailleurs si ils peuvent. Si ils conquièrent aucunes villes, nous les r’aurons moult tôt requises, mais que ils soient partis hors du pays. Il ne les feront que emprunter. Encore y a un point en armes où gisent et sont moult d’aventures. En chevauchant et eux travaillant parmi ce pays de Galice, lequel est chaud et de fort air, ils pourront prendre tels travaux et telles maladies que ils se repentiront de ce que ils auront été si avant, car ils ne trouveront pas l’air si attrempé, ainsi comme il est en France, ni les vins de telle boisson ni douceur, ni les fontaines attrempées si comme en France ; mais les rivières troubles et froides pour les neiges qui fondent ens ès montagnes, dont eux et leurs chevaux, après la grand’chaleur du soleil que ils auront eue tout le jour, morfondront, ni jà ne s’en sauront garder Ils ne sont pas de fer ni d’acier, que à la longue ils puissent en ce chaud pays de Castille durer. Ce sont gens si comme nous sommes ; et nous ne les pouvons mieux déconfire ni gâter que de non combattre et laisser aller partout. Ils ne trouveront rien au plat pays où ils se puissent prendre ni aherdre, ni nulle douceur où ils se puissent rafreschir ; car on m’a donné à entendre que le plat pays est tout gâté de nos gens mêmes ; donc je prise bien cel avis et celle ordonnance, car si ce étoit à moi à faire, je le ferois. Et si il est nul de vous qui sache mieux dire, si le dise, nous l’orrons volontiers. Et si vous en prions messire Guillaume et moi. »

Tous répondirent ainsi que de une voix ; « Ce conseil soit tenu. Nous n’y véons meilleur ni plus profitable pour le roi de Castille et son royaume. »

À ce conseil se sont tous tenus : que, avant que on se mette sus les champs ni que on fasse nul