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LIVRE III.

semblant que on combatte les Anglois, on attendra la venue du duc de Bourbon, et pourverra-t-on de gens d’armes les garnisons sus les frontières, et laira-t-on les Anglois convenir, et les Portingalois aller et venir parmi le pays de Castille là où ils pourront aller. Ils n’emporteront pas le pays, quand ils s’en iront, avecques eux. Ainsi se defina le parlement et issirent tous de la chambre.

Ce jour donna à dîner aux barons et chevaliers de France en son palais à Burges, le roi de Castille grandement et largement selon l’usage d’Espaigne. À lendemain, dedans heure de nonne, furent ordonnés et départis les gens d’armes, et savoit chacun par la relation des capitaines quelle chose ils devoient faire ni où aller. Si fut envoyé messire Olivier Du Glayaquin, le comte de Longueville, atout mille lances, à une ville forte assez sus la frontière de Galice, que on dit ville d’Agillare ; messire Regnault et messire Tristan de Roye en une autre garnison, à dix lieues de là sus la frontière aussi de Galice, en une ville que on appelle Ville-Sainte, atout trois cens lances ; messire Pierre de Vilaines, atout deux cens lances, à Ville en Bruelles ; le comte de la Lune en la ville de la Mayolle ; messire Jean des Barres, atout trois cens lances, en la ville et chastel de Noye en la terre de Gallice ; messire Jean de Chastel-Morant et messire Tristan de la Gaille et plusieurs autres compagnons en la cité de Palence ; le vicomte de la Berlière en la ville de Ribesor ; messire Jean et messire Robert de Braquemont et tous les Normands en Ville-Arpent. Ainsi furent tous départis ces gens d’armes et connétables : de eux tout fait et ordonné. Messire Olivier Du Glayaquin, lequel avoit la greigneur charge, messire Guillaume de Lignac et messire Gautier de Passac, demeurèrent de-lez le roi à Burges ; et partout où il alloit ils allèrent. Ainsi se portèrent en celle saison les ordonnances en Castille, en attendant le duc de Bourbon, lequel étoit encore en France à Paris, et ordonnoit ses besognes pour aller en Castille.

Nous mettrons un petit en repos cette armée de Castille du duc de Lancastre et du roi de Portingal. Quand le temps et lieu sera, nous y retournerons bien. Et parlerons des avenues qui avinrent en celle saison en France et en Angleterre, dont il en y eut des folles et des périlleuses pour l’un royaume et pour l’autre, et des déplaisantes pour les rois et pour leurs consaulx.

CHAPITRE LXII.

Comment en Angleterre eut grand’pestillence entre les gentilshommes et les communes pour les finances et tailles.


Vous avez bien ci-dessus ouï recorder comment l’armée de mer et la grande assemblée, qui fut à l’Escluse de gens d’armes, d’arbalêtriers, de gros varlets et de grand’foison de navires, et tout ordonné et assemblé pour aller en Angleterre, se dérompit[1]. Pour montrer et donner courage et volonté de aller une autre fois en Angleterre, parquoi on ne desist pas que les François fussent froids ni recréans de faire ce voyage ou un aussi grand, il fut ordonné que tantôt, à l’entrée de mai que la mer est paisible et que il fait bon guerroyer, le connétable de France auroit charge d’aller en Angleterre à quatre mille hommes d’armes et deux mille arbalêtriers. Et se devoient toutes les gens d’armes du connétable trouver et assembler en une cité en Bretagne séant sur mer, sus les frontières de Cornouaille, que on dit Lautriguier ; et là se faisoient les pourvéances grandes et grosses, et devoient toutes gens d’armes passer à chevaux pour plus aisément courir en Angleterre ; car, sans aide de chevaux, sur terre on ne peut faire guerre qui vaille. Et vous dis que au hâvre de Lautriguier en Bretagne avoit très grand et très bel apparent de naves, de hoquebots, de barges de balleniers et de gallées ; et les pourvéoit-on de vins, de chairs salées, de biscuit et de toutes choses, si largement que pour vivre quatre ou cinq mois toutes gens, sans rien prendre ni trouver sur le pays ; car bien savoient le connétable et ses consaulx que les Anglois, quand ils sentiroient venir ni approcher tant de si bonnes gens d’armes en leur pays, ils détruiroient tout ; par quoi nul ne fût aisé des biens que il trouveroit au plat pays ; et pour ce faisoit le connétable ses pourvéances si fortes. D’autre part aussi, et tout de une issue et de une armée, et pour aller aussi en Angleterre, se ordonnoit et appareilloit une très belle et grande navie au hâvre de Harfleur, car le sire de Coucy, le comte de Saint-Pol et l’amiral de France devoient là

  1. Il s’agit de l’expédition préparée à l’Écluse, qui échoua, en 1386, par le retard du duc de Berry.