Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/588

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
582
[1387]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

sement par semblant ; mais il sayoit bien quelle chose il avoit dedans le cœur et pensoit ; et nul ne le pouvoit savoir, fors lui et ceux à qui il s’en étoit secrètement découvert.

Quand il fut entré en l’hôtel du connétable et que on dit : « Véez-ci, monseigneur le duc ! » tous se-levèrent contre lui ; ce fut raison ; et le recueillirent doucement, ainsi que on doit recueillir son seigneur. Il s’accompagna et humilia grandement envers eux et s’assit entr’eux, et but et mangea ainsi que par amour et par grand’compagnie ; et leur montra plus grand semblant d’amour que il n’avoit oncques fait ; et leur dit : « Beaux seigneurs, mes amis et mes compagnons, Dieu vous laisse en aller et retourner à joie, et vous doint faire telle chose en armes qu’il vous plaise et qui vous vaille. » Ils répondirent tous : « Monseigneur, Dieu le vous veuille mérir ! Et grandement s’en contentèrent de lui, de ce que humblement il les étoit venus voir et prendre congé à eux.

Vous devez savoir que, assez près de Vennes, le duc de Bretagne pour ces jours faisoit faire un chastel très bel et très fort, lequel chastel on l’appelle l’Ermine, et étoit presque tout fait. Il, qui vouloit entraper le connétable là dedans, dit ainsi au connétable, au seigneur de Laval[1], au vicomte de Rohan[2], au seigneur de Beaumanoir et à aucuns barons qui là étoient : « Beaux seigneurs, je vous prie, à votre département, que vous veuillez venir voir mon chastel de l’Ermine, si verrez comment je l’ai fait ouvrer et fais encore. » Tous le lui accordèrent ; car par semblant il étoit là venu entr’eux si amoureusement et si privément que ils n’y pensoient que tout bien, ni jamais ne lui eussent refusé ; et montèrent tous à cheval, où la plus grand’partie, et s’en allèrent avecques le duc à l’Ermine. Quand le duc, le connétable, le sire de Laval, le sire de Beaumanoir et aucuns autres chevaliers furent venus au chastel, ils descendirent de leurs chevaux et entrèrent ens. Le duc par la main les mena de chambre en chambre et d’office en office, et devant le cellier, et les fit là boire.

Quand ils eurent fait le tour, le duc s’en vint sus la maîtresse tour, et s’arrêta à l’entrée de l’huis et dit au connétable : « Messire Olivier, il n’y a homme de çà la mer qui mieux se connoisse en ouvrage de maçonnerie que vous faites. Je vous prie, beau sire, que vous montez là sus, si me saurez à dire comment le lieu est édifié. Si il est bien, il demeurera ainsi ; si il est mal, je l’amenderai ou ferai amender. » Le connétable, qui nul mal n’y pensoit, dit : « Monseigneur, volontiers : allez devant, monseigneur, » dit-il au duc. « Non ferai, dit le duc, allez tout seul ; je parlerai ici un petit, endementres que vous irez ; au sire de Laval. » Le connétable, qui se vouloit délivrer, entra ens et monta les degrés. Quand il fut monté amont et il eut passé le premier étage, il y avoit gens en embûche en une chambre qui ouvrirent un huys. Les aucuns vinrent fermer l’huys de dessous, et les autres s’avancèrent, qui étoient tous armés et qui savoient bien quelle chose ils devoient faire, et vinrent sur le connétable. Encore en y avoit-il en haut en une chambre sur le pavement. Là fut le connétable de France enclos et pris de eux, et tiré en une chambre, et enferré de trois paires de fers. Et lui dirent ceux qui le prirent et l’enferrèrent : « Monseigneur, pardonnez-nous ce que nous vous faisons ; car il le nous faut faire. Ainsi nous est-il enjoint et commandé de monseigneur de Bretagne. » Si le connétable fut ébahi à celle heure, ce il ne fut pas merveille.

Bien se devoit émerveiller le connétable de ce qui lui étoit avenu ; car, depuis que les haines montèrent entre le duc de Bretagne et lui, pour lettres que le duc lui escripsit, pour prière qu’il lui fesist ni fist faire, pour sauf conduit allant et retournant qu’il lui voulsist envoyer, oncques le connétable de France ne vouloit venir en la présence du duc, ni il ne se eût osé fier ni assurer. Or l’étoit-il maintenant, dont il se véoit en dur parti ; car il sentoit le duc haineux et merveilleux sur lui, et bien lui montroit.

Quand le sire de Laval, qui étoit bas à l’entrée de l’huys de la tour, ouït et vit l’huys de la tour clorre à l’encontre d’eux, tout le sang lui commença à frémir ; et entra en grand souspeçon de son beau-frère le connétable, et regarda sus le duc qui devint plus vert que une feuille. Adonc connut-il bien et sentit que la chose alloit malement. Si dit : « Ha ! monseigneur, pour Dieu merci, que voulez-vous faire ? N’ayez nulle male

  1. Le sire de Laval était beau-frère d’Olivier de Clisson.
  2. Gendre d’Olivier de Clisson.