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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/589

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LIVRE III.

volonté sus beau-frère le connétable. » — « Sire de Laval, dit le duc, montez à cheval et vous parlez de ci ; vous vous en pouvez bien aller, si vous voulez, je sais bien que j’ai à faire. » — « Monseigneur, répondit le sire de Laval, jamais je ne me partirai sans beau-frère le connétable. »

À ces mots entra et vint en la présence du duc le sire de Beaumanoir que le duc hayoit grandement, et demandoit aussi. Le duc vint contre lui en tirant sa dague, et dit : « Beaumanoir, veux-tu être au point de ton maître ? » — « Monseigneur, dit le sire de Beaumanoir, je crois que mon maître soit bien. » — « Et toutefois, dit le duc, je te demande si tu veux être ainsi. » — « Ouil, monseigneur, » dit-il. Adonc trait le duc sa dague, et la prit par la pointe, et dit : « Or ça, ça, Beaumanoir, puisque tu veux être ainsi, il te faut crever un œil. » Le sire de Beaumanoir vit bien que la chose alloit mal ; car le duc étoit plus vert que une feuille. Si se mit à un genouil devant lui, et lui dit : « Monseigneur, je tiens tant de bien et de noblesse en vous que, si il plaît à Dieu, vous ne nous ferez que droit, car nous sommes en votre merci. Et par bonne amour, et par bonne compagnie, et à votre requête et prière, sommes-nous ci venus ; si ne vous déshonorez pas pour accomplir aucune felle volonté, si vous l’avez sur nous ; car il en seroit trop grand’nouvelle. » — « Or va, va, dit le duc, tu n’auras ni pis ni mieux que il aura. » Adonc fut-il mené en une chambre de ceux qui étoient ordonnés pour ce faire, et là enferré de trois paires de fers. S’il fut ébahi, il y eut bien cause, car il sentoit que le duc ne l’aimoit que un petit, ni le connétable aussi ; si n’en pouvoit-il avoir autre chose.

Ces nouvelles s’espandirent ens ou chastel et en la ville, que le connétable de France et le sire de Beaumanoir sont retenus, et le sire de Laval ; mais cil s’en pouvoit partir quand il vouloit, car le duc ne lui demandoit rien. Donc furent les gens ébahis et émerveillés. Il y eut bien cause, car tous disoient que le duc les feroit mourir, car il avoit trop mortelle haine sur eux. Là étoit blâmé le duc grandement des chevaliers et écuyers auxquels les nouvelles venoient, et disoient : « Oncques si grande défaute ne fut en prince, comme elle est maintenant au duc de Bretagne. Il a prié le connétable d’aller dîner avecques lui ; il y est allé ; sur ce il l’est venu voir à son hôtel et boire de son vin et prié d’aller voir ses ouvrages ; puis l’a retenu. On n’ouït oncques parler de la chose pareille. Et que pense le duc à faire ? Il s’est tout entièrement, et n’en fesist jamais plus[1], déshonoré ; ni on n’aura jamais fiance en nul haut prince, puisque le duc s’est ainsi deçu. Et par voies obliques et fallaces il a mené ces prud’hommes et vaillans hommes voir son chastel, et puis les a ainsi déçus. Que dira le roi de France quand il saura les nouvelles ? Véez-là son voyage de mer rompu et brisé. Oncques si grand’lasqueté ni mauvaiseté ne fut pourpensée. Ores montre-t-il deforainement ce que il avoit au cœur deventrainement. Est-il nul qui véit oncques avenir en Bretagne ni ailleurs la cause pareille ? Si un petit chevalier avoit ce fait, il seroit déshonoré. En qui doit-on ni peut-on avoir fiance, fors en son seigneur. Et le seigneur doit adresser ses gens et tenir en droit et en justice. Qui prendra correction de ce fait ici, ni qui en est taillé du prendre, fors le roi de France ? Or montre le duc de Bretagne tout appertement que il est Anglois, et que il veut soutenir et porter l’opinion du roi d’Angleterre, quand il brise ainsi le fait et le voyage de l’armée de mer. Que devroient faire maintenant chevaliers et écuyers en Bretagne auxquels les nouvelles venront ? Ils se devroient hâtivement partir de leurs hôtels, et venir mettre le siége à pouvoir devant le chastel de l’Ermine, et enclorre le duc là dedans, et tant faire que il fût pris, mort ou vif, et le mener ainsi comme un faux prince et déloyal devers le roi de France, et le lui rendre. »

Ainsi disoient chevaliers et écuyers qui en la marche de Vennes étoient, et qui avecques les seigneurs à ce parlement avoient été ; et faisoient grand doute que le duc ne le fesist mourir. Et les autres disoient : « Le sire de Laval est demouré avecques lui ; il ne le souffriroit nullement. Il est bien si sage que, veuille ou non le duc, il l’adressera en ses besognes. » Et voirement y adressa-t-il à son pouvoir ; car si il n’eût été, il n’est nulle doute, le connétable eût été mort en la nuit et eût eu[2] quinze mille vies.

On doit bien croire et penser que messire Olivier de Cliçon n’étoit pas à son aise, quand il se véoit ainsi pris et attrapé et enferré de trois

  1. Lors même qu’il n’en ferait pas plus qu’il n’en a fait.
  2. C’est-à-dire lors même qu’il eût eu.