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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

varlets qui étoient dehors et attendoient leurs maîtres étoient tous ébahis ; et pensoient et disoient : « Ce que on a fait de l’un, on a fait de l’autre. »

Les nouvelles étoient jà courues jusques à Lautriguier, et disoit-on : « Vous ne savez quoi ! Le duc de Bretagne a emmenés en son chastel de l’Ermine le connétable de France, le seigneur de Laval et le seigneur de Beaumanoir ; et supposons bien que il les fera mourir, si ils ne sont morts. » Donc vissiez chevaliers et écuyers qui là se tenoient émerveillés et ébahis ; et disoient les compagnons : « Or est notre saison perdue et le voyage de mer rompu. Ha ! connétable, que vous est avenu ! Povre conseil vous a deçu. Le parlement qui a été à Vennes ne fut fait ni assemblé fors que pour vous attraper. Vous souliez avoir opinion telle que, si le duc vous eût mandé et vous eût assuré de cinq cens assurances, si ne fussiez ; Vous point allé à son mandement, tant le doutiez-vous fort ; et maintenant vous y êtes allé simplement. Il vous en est bien meschu. »

Là plaignoient parmi Bretagne toutes gens le connétable, et n’en savoient que dire ni que faire. Chevaliers et écuyers disoient, quand nouvelles leur venoient : « Et pourquoi séjournons-nous, que nous n’allons devant l’Ermine enclorre le duc là dedans ? et si il a fait mourir le connétable, le contrevenger ; et si il le tient en prison tant faire que nous le r’ayons ? Car oncques si grand meschef n’avilit en Bretagne, comme il y est avenu pour le présent, par la prise du connétable. » Ainsi disoient les uns et les autres, mais nul ne s’en mouvoit encore ; et attendoient autres nouvelles. Et toujours couroient et voloient et s’espardoient nouvelles parmi Bretagne et ailleurs aussi ; et vinrent à Paris sus moins de deux jours ; dont le roi, le duc de Berry et le duc de Bourgogne furent grandement émerveillés. Pour ce temps étoit jà le duc de Bourbon parti, et s’en alloit vers Avignon pour aller en Castille ; mais avant que il eût vu le pape Clément, si lui en vinrent les nouvelles sur le chemin ; et étoit, je crois, à Lyon sus le Rhône et avecques lui son nepveu le comte de Savoie.

Le comte de Saint-Pol, le sire de Coucy et l’amiral de France qui se tenoient à Harfleu étoient tous prêts pour entrer en mer et faire leur voyage, quand les nouvelles leur vinrent comment le duc de Bretagne avoit pris et attrapé au chastel de l’Ermine de-lez Vennes le connétable de France, le seigneur de Laval et le sire de Beaumanoir ; et disoient ainsi ceux qui les nouvelles portoient : « Fame cour généralement et vole par le pays de Bretagne que le duc a fait du moins mourir le connétable de France et le sire de Beaumanoir, car il les hayoit à mort. »

Quand ces seigneurs dessus nommés entendirent ces nouvelles, si leur furent trop dures et trop felles, et ne s’en pouvoient trop émerveiller ; et dirent tantôt : « Notre voyage est rompu ; donnons à toutes manières de gens d’armes congé et en allons à Paris devers le roi, si saurons quelle chose il voudra dire ni faire. » À ces paroles répondit l’amiral et dit : « C’est bon que nous allions à Paris ; mais nous ne donnerons pas pour ce congé à nos gens ; à l’aventure les voudra-t-on employer en Castille ou ailleurs, car monseigneur de Bourbon y va, ou en Bretagne dessus ce duc. Pensez-vous que le roi de France doive la chose laisser ainsi. Par Dieu ! nennil ; il ne peut jamais échapper que il n’y ait deux cens milles florins de dommage, sans le blâme que on a fait à son connétable : encore s’il s’en échappe vif. On n’ouït oncques mais parler de la chose pareille, de rompre et briser ainsi le voyage d’un roi qui veut porter dommage et contraire à ses ennemis. Or séjournons ci encore, dit l’amiral, deux ou trois jours ; par aventure aurons-nous autres nouvelles qui nous venront de France ou de Bretagne. »

CHAPITRE LXVI.

Comment lettres furent escriptes à la volonté du duc que le connétable lui rendoit ses villes et châteaux à lui et à ses hoirs à toujours et à jamais, et comment on exploita tant que ces dites villes et châteaux furent livrés aux gens du duc.


Or parlons un petit du duc de Bretagne. Quand il eut un petit reposé sus son lit, Il se leva et appareilla ; et quand il fut appareillé, il manda en sa chambre le seigneur de Laval, lequel vint tantôt. Là eurent-ils ensemble encore grand parlement et long : finablement lettres furent escriptes tantôt à la volonté du duc ; que le connétable de France clamoit quitte pour toujours et jamais les chastels dessus nommés, et les rendoit purement et liement au duc de Bretagne. Et disoient les lettres ainsi : que le duc de Bretagne et ses hoirs en fussent ahérités ; et en